Cette dernière semaine au Daddy's Closet est passée bien plus vite que je ne l'aurais pensée, et c'est avec un petit pincement au cœur que je repose l'aiguille pour la dernière fois avant quelques mois... Au moins. Mon plan d'avenir s'arrête à la tournée, éventuellement à la semaine que je compte passer dans mon lit ou celui d'Ashton pour me reposer après. Le reste, c'est flou. Tout dépendra des ventes de l'album, qui a connu un bon lancement et me rend optimiste, de la tournée, du label, des filles... Je ne ferais pas l'erreur commise après le premier album, parce que je n'ai plus rien qui me retient cette fois de vivre la vie d'artiste que j'ai toujours voulu. Rien si ce n'est que le calme d'une vie posée, au moins le temps de quelques mois, et mon boulot au Daddy's. Boulot que je ne vais pas pouvoir garder si je m'absente tout le temps, mais jusqu'à présent je préférais ne pas y penser. Là, je n'ai plus trop le choix. Je finis de panser le bras de Buddy avant de l'aider à enfiler la manche de sa chemise qu'il avait à moitié enlevée - le bougre de plus de deux mètres met des chemises maintenant qu'il est fiancé, voyez-vous cela. « Love changes people, Miss Parker. » Qu'il a osé sortir lorsque j'ai voulu le taquiner sur son nouveau style vestimentaire en le recevant un peu plus tôt. Ça m'en a bouché un coin, tant de sagesse, ni moi ni Alex n'avons su réagir et répondre avec une répartie.

Ça devient soft, au Daddy's.

Adan a pris son après-midi et je lui ai dit au revoir ce matin, en attendant c'est à moi d'encaisser le géant. Pas de prochain rendez-vous pour nous, il m'a promis fidélité et surtout de se calmer sur les tatouages à sa dulcinée. Vu qu'il est pas mal couvert, déjà, ça me semble raisonnable. « Buddy, » je commence, en faisant le tour du comptoir une fois la transaction accomplie, « I'm going to miss you. » Je termine, les bras ouverts alors qu'il est déjà en train de rire et de me serrer contre lui. « I'll miss you too, Ana. But don't worry, we'll see each other very soon. I'm going to both LA and SF shows. You can't miss me in crowds. » J'échappe un léger rire - ça c'est pas compliqué, il est tellement grand - et le relâche au passage. Je lui fais promettre de me dire lorsqu'il sera là pour le faire entrer en coulisses, il me fait promettre de m'amuser sur la tournée et on se sépare finalement en se disant simplement au revoir. Ce qui ne m'empêche quand même pas d'avoir les larmes aux yeux parce que c'est officiellement terminé, ce petit bout de chemin.

Alex débarque et lâche à son tour son dernier client, et on se retrouve tous les deux. En silence. Dans la petite tension qui s'agrandit depuis le début de la semaine. J'observe le brun quelques secondes, hésitant à dire quelque chose. Y'a toute ma reconnaissance que j'aimerais exprimer, et le remercier de m'avoir donné une chance et surtout d'avoir pu exprimer une passion, mais je n'y arrive pas. J'vais pleurer et putain, j'ai une réputation à garder, merde. « Shall we hug it out like men ? » Je finis par proposer, l'air moqueuse - de la situation et de mes émois. S'il prétend qu'il n'est pas un peu affecté par mon départ, je ne lui parle plus jamais, ce serait un mensonge honteux.

Ça y est, le grand jour est arrivé.

On va enfin pouvoir changer la playlist du Daddy’s. En-fin.

C’est ce que j’ai balancé ce matin à Ana en ouvrant le shop, à grands renforts de gémissements soulagés et de ricanements victorieux. Elle n’a pas apprécié. Ne lui en déplaise, ma vanne a au moins eu le mérite d’alléger un peu le moral des troupes et la morosité qui s’y installe depuis quelques semaines.

Le plot-twist que personne n’attendait : Alex devient le rigolo de service en l’absence d’Ana.

Je repose le dermographe sur mon plan de travail avant de m’étirer le dos, grimaçant lorsque j’entends un craquement de mauvaise augure – c’est très moche de vieillir, je vois déjà les lunettes et l’appareil auditif m’attendre de pied ferme au coin de la rue. Deux-trois civilités à base de virus et d’inquiétude politique échangées plus tard pendant que mon client se rhabille, je me lève pour aller l’encaisser sans manquer d’adresser un signe de main en guise de salut à Buddy en train de passer la porte. Et puis la clochette retentit derrière mon dernier client de la journée et je me retrouve seul avec Ana.

On la voyait venir de loin, la date fatidique où il serait temps pour la tatoueuse d’aller jouer les rockstars aux quatre coins du pays. Pas de grande surprise donc, et pourtant, ça va nous faire tout drôle à Adan et à moi de ne plus la voir à son poste, campée dans ses bottes et son aplomb impétueux. Parce qu’on a beau dire, elle a apporté un brin de lumière et de bonne humeur entre ces murs. Depuis sa première journée en tant qu’apprentie et jusqu’à aujourd’hui. Ya de la fierté aussi, évidemment, mais je me suis promis de ne rien montrer de tout ça, en guise d’encouragement pour la demoiselle à poursuivre ses rêves sans regret. Alors je me contente de l’observer, bras croisés et un sourire sibyllin accroché aux lèvres. Comme je m’y attendais, elle est la première à briser le silence. « Shall we hug it out like men? » Son trait d’humour me fait lâcher un rire et je lève les yeux au ciel, désabusé. Forcément, j’aurais dû m’attendre à ce qu’elle profite de la situation pour m’emmerder, la gueuse. Pendant une seconde j’ai bien envie de refuser, purement et simplement, mais au final je finis par me résigner. Je lui dois bien ça. Même si 1) ew et 2) yikes. Après un long soupir qui veut tout dire, j’écarte enfin mes bras dans sa direction. « Come on then, let’s get it over with. » Et avec enthousiasme, s’il-vous-plaît. Ana s’approche et mes mains se referment maladroitement dans son dos avant qu’elle ne s’écarte après quelques secondes. Encore ce silence et cette tension étrange. Je dévisage mon ancienne apprentie, ne sachant trop que dire. « So you’re all packed up already? When are you leaving again exactly? » Et regardez-le, ce grand imbécile qui cherche des excuses pour retarder son départ sans trop se mouiller. Alala.

Alexander Black. S’il n’existait pas, on ne pourrait sans doute pas l’inventer. Ou une pâle copie, mélange d’angst, de Draco Malfoy en brun et de l’homme fantasmé de la pub de parfum. Subtil. Tout comme son air blasé lorsque je lui propose un câlin d'adieu, alors que l'heure est à la séparation. Il y a un sourire qui vient étirer mes lèvres, puis un rire qui en sort lorsqu'il finit par écarter les bras avec réluctance. « Come on then, let’s get it over with. » Quel imbécile, j’vous jure. Je lève les yeux au ciel avant de sautiller expressément trop joyeusement les quelques pas qui me séparent à lui, juste pour l’emmerder. « Are you going to explode if the hug lasts too long? » Je demande, les bras écartés sans qu’ils ne l’entourent et la tête relevée pour pouvoir voir son beau minois. Je ne le torture pas plus longtemps, cela-dit, avant qu’il ne change d’avis… Je ricane encore lorsque je le lâche, à peine quelques secondes plus tard. « See ? You’re not dead, all is well. » On était à ça des tapotements dans le dos, mais le brun s’est bien tenu, je suis fière de lui.

« So you’re all packed up already? When are you leaving again exactly? » Je hoche la tête, réinstallant une distance de sécurité entre nous tout en souriant. « Well we kick off the tour tomorrow, then we leave next week. » J'ai vraiment attendu le dernier moment pour quitter le Daddy's. Je pousse un bref soupir, gardant tout de même un mince sourire sur les lèvres. Je regarde l’entrée du shop autour de moi, comme pour essayer de graver tout ça dans ma mémoire avant que ça ne change lors de mon absence. Ça va être bizarre. Moi qui refusait catégoriquement de m’ancrer dans une routine après notre première tournée, j’ai finalement appris à l’apprécier et je regrette presque de la quitter… Ce n’est pas tellement la routine qui va me manquer, d’ailleurs, plutôt les gens qui la composaient. Je reporte mon attention sur mon patron – ex patron ? patron en pause ? – en croisant les bras. « Give me some news, sometimes, eh? Don't make me ask your girlfriend. » Ami, avec le temps, en fait.

« Are you going to explode if the hug lasts too long? » Ça y est, ça se moque. Madame se casse pour aller jouer la rockstar et se croit dorénavant permis d’user de sarcasme sur son patron. L’ingrate. « I might, actually, so make it quick. » Je râle et lève les yeux au ciel, agitant mes mains dans le vide pour l’inciter à s’approcher et qu’on en finisse avec ce caprice.

J’en fais tout un cirque mais au fond, j’suis bien content d’avoir cette familiarité avec Ana et qu’elle se sente assez confortable en ma compagnie pour se permettre ce genre de choses. Une étreinte, c’est pas grand-chose. Elle mérite au moins ça, en guise d’au revoir. Et puis la musicienne finit par s’écarter pour me regarder avec un grand sourire et toutes ces bonnes ondes s’effacent aussi vite qu’elles sont apparues. « See ? You’re not dead, all is well. » « Don’t push it, Parker. » On lui donne la main et elle bouffe le bras jusqu’à l’épaule, non mais je rêve.

Secouant la tête et ronchonnant comme le grand-père que je suis à l’intérieur de moi-même, je recule d’un pas pour retourner m’appuyer contre le bureau d’Adan. Bon alors, il est prévu quand ce grand départ ? « Well we kick off the tour tomorrow, then we leave next week. » A mon tour d’acquiescer, me remémorant les deux places cartonnées sagement posées sur le buffet dans mon entrée. Places gracieusement offertes par Ana et son Jules qui se trouve également être un ami d’enfance de Sophie. Est-ce que je n’ai fait le rapprochement entre Ashton-pote-de-Sophie et Ashton-copain-d’Ana que très récemment ? La réponse est oui. Ce sera aussi la première fois que je verrai mon ancienne apprentie sur scène, dans sa "deuxième vie". « And then for what? Six months? Six months on the road stuck in a crappy bus with the same 15 people every day… Sounds great. » Selon mes estimations, je tiendrais approximativement 2 jours et demi dans ce merdier avant de péter un câble à cause d’un clampin qui aurait eu le malheur de respirer trop fort. Elle a tout mon respect rien que pour cet exploit. « How long until you start missing me, d’you reckon? » La question est posée sur le ton de la taquinerie, une légèreté presque suffisante pour masquer le doute. Parce qu’elle n’a pas donné de date retour. Parce que le futur d’Ana la tatoueuse est encore incertain. Parce que c’est peut-être la dernière fois qu’on se parle en tant que collègues. Life goes on. « Give me some news, sometimes, eh? Don't make me ask your girlfriend. » Je grimace en réaction à ce ton maternaliste et envahissant qui me rappelle furieusement quelqu’un. Impression plus que dérangeante que je m’empresse de chasser d’un geste du poignet nonchalant. « Yeah yeah, whatever. I’ll think about it. »

Il n’y a plus grand chose à dire, j’imagine. On arrive au bout du chemin. « Well in that case I’ll see you tomorrow then. Look for the guy holding the big glittery sign. » que je rajoute d’une voix égale. « Anyhow, enjoy your trip, Ana. Have fun, experience everything. Don’t do drugs though. » Je m’interromps, pince les lèvres tandis que je réfléchis à ce que je viens de dire, décide de me corriger. « Meh, don’t do… hard drugs. Or do, whatever, who am I to judge anyway. Just stay safe, I guess. » Wow applaudissements s’il-vous-plaît. Je sens le malaise du ridicule et la vanne arriver à trois kilomètres avant même que la rouquine n’ait ouvert la bouche alors je prends les devants, me redressant sur mes pieds tout en esquissant le geste universel pour la chasser, l’ombre d’un sourire traître retroussant le coin de mes lèvres. « Now get out of my shop, Parker. »

« I might, actually, so make it quick. » Je m’esclaffe devant ses manières qu’il force trop – eh, dis-donc, il maîtrise bien les jazz hands il devrait tenter Broadway – mais ne torture pas le boss plus longtemps et file le serrer dans mes bras. Ni pas assez, ni trop longtemps, promis. Énième boutade lorsque je le lâche, parce que ça ne serait pas nous sinon. Après ça, je prends un petit temps pour regarder le shop alors qu’il m’interroge sur la tournée. Comme si je ne les avais pas assez préparé et bassiné avec ça ces dernières semaines. Notre premier concert est demain soir, et on part la semaine prochaine. « And then for what? Six months? Six months on the road stuck in a crappy bus with the same 15 people every day… Sounds great. » Forcément, Alex y rajoute de son cynisme habituel ce qui m’arrache un rire. Je lève les yeux au ciel, croise les bras contre ma poitrine. « Yeah, you’re just forgetting that those people are my friends, and that I’m going to be on stage to sing for thousands who came to hear my songs. It’s worth the pain, I’d say. » Les hôtels, ça existe aussi, hein. Même si on va sans doute dormir quelques fois dans le bus et rapidement oublier toute règle d’hygiène et décence de vie… L’inconfort du voyage sera vite oublié par les souvenirs créés au fur et à mesure, l’expérience partagée avec des amis ou des inconnus. « How long until you start missing me, d’you reckon? » Autre rire. Je ne le connaîtrais pas mieux que je le suspecterais de grappiller quelques minutes de ma compagnie, Black. « I give it two months. But I give you one week before you start missing me… And two before Miles calls me because you’re an ass to her. » Le pronostic de mon côté est grandement exagéré, même si je serais assez occupée pour ne pas sentir le manque sans doute, de son côté il est carrément optimiste et je devrais parler en jours plutôt qu’en semaines – mais je reste sympa.

Avant de partir, ou qu’il ne me mette à la porte parce qu’il aura assez donné niveau affectif, je lui demande de me donner des nouvelles de temps en temps. Pas que je n’apprécie pas Sophie, mais ce n’est pas vraiment ma pote et je n’ai pas envie de passer par Ashton pour savoir comment mon glandu de boss va et comment tourne le shop en mon absence. « Yeah yeah, whatever. I’ll think about it. » Il n’fait pas dans la dentelle. « Come on, Black, don’t be rude. I have a heart. » En plus de ne pas vouloir officiellement me donner de nouvelles, il veut me mettre à la porte maintenant. Yeah, that’s more Alex-y. Je ne retiens pas un énième rire moqueur à l’image de l’asperge avec une pancarte au concert de demain. « You sure sound excited to come to my show… » Je commente, taquine. J’aurais dû passer l’album plus d’une fois par jour, pour mieux l’entraîner, zut. « Anyhow, enjoy your trip, Ana. Have fun, experience everything. Don’t do drugs though. » Je plisse légèrement les yeux. Ça part d’une bonne intention, je crois, mais… « Uh? » Si on part vraiment sur ce sujet, on rappelle que le bougre et la drogue a donné quelques deux semaines d’absence l’année dernière. Mauvais souvenirs que je ne rapplique pas, mais je m’amuse plutôt de son attitude de vieillard paternaliste. Il se reprend de lui-même. « Meh, don’t do… hard drugs. Or do, whatever, who am I to judge anyway. Just stay safe, I guess. » Je commente d’un ‘pfeu’ très sérieux, avant de répondre. « Yeah that’s more like it. » Il est mignon, à essayer, quand même. « Now get out of my shop, Parker. » Ay ay Cap’ain. Je lève les yeux au ciel, balance un signe de la main avant d’attraper mes affaires. « It’s my shop too! » Bon, sur le contrat non, mais dans nos coeurs : si. « See ya’ Black. » Demain, plus tard, dans six mois… Si une chose est sûre c’est que nos chemins n’ont pas fini de se croiser.