Comment est-il possible de se perdre, après 24 ans passés dans la même ville ? Je vous le demande. Même si la promenade est un lieu souvent fréquenté, j'arrive à m'y repérer d'habitude. Là, non. Parce qu'il y a vraiment beaucoup de monde, parce qu'il y a des nouveaux stands et autres camions qui prennent de la place partout, les gens marchent lentement et je n'arrive pas à me repérer. Et à côté de ça, la discussion de groupe avec mes copines de Now or Never s'enflamme. Je suis en retard. Mais je suis perdue, ce n'est pas de ma faute. Le seul problème, c'est qu'on monte sur scène dans une trentaine de minutes pour un bref concert. Je devrais être déjà là, pour qu'on puisse brancher nos instruments, mais c'est peine perdue. Un petit grognement de frustration m'échappe, j'envisage une chaise d'un stand libre et y grimpe quelques secondes dessus. De la foule, partout. Pourquoi je n'arrive pas à repérer la scène ? Ça se voit de loin, quand même, ce genre de choses, merde ! Le propriétaire de la chaise râle de mon intrusion, je m'en excuse et avance au hasard. Le GPS de mon téléphone ne me sert à rien, étant donné que l'installation est éphémère. Je réajuste le sac où se trouve ma guitare sur l'épaule.

C'est que, chose incroyable, je commencerais un peu à paniquer, dites-donc.

C'est dans un soupir exaspéré que je range mon téléphone dans ma poche. Je n'ai plus qu'une solution devant moi : demander de l'aide. Alors c'est avec l'air le plus jovial possible, skate sous le bras et basse dans le dos, que j'arrête la première personne qui a l'air à peu près sympathique que je vois. « Salut, pardon de te déranger ! Tu sais où ont lieu les concerts, à tout hasard ? » Et là, j'ai vraiment besoin que le hasard soit de mon côté, sinon je risque d'agresser beaucoup d'inconnus jusqu'à ce que je retrouve mon chemin.

C'est dangereux, d’interpeller les gens dans la rue. La pauvre manque de se prendre un poteau, et je retiens à peine une grimace de désolement. Pardon mademoiselle. La prochaine fois, j'interromps un mâle laid. She's pretty, have to admit. Je souris à mon tour lorsque la demoiselle reprend ses esprits et me sourit. Bon, elle n'a pas l'air fâchée, c'est déjà ça, je prends. Et je suis désespérée, aussi. Alors je pousse un certain soupir de soulagement lorsqu'elle m'informe qu'elle était en train d'y aller. Hallelujah, merci le karma, le destin ou qui vous voulez. - Salut ! J'y allais justement, si tu veux tu peux m'y accompagner. J'acquiesce, mon sourire s'agrandissant légèrement. « Ce serait super, merci ! » Mais comme elle le fait remarquer, nous avons un obstacle majeur devant nous : la foule. - C'est fou tout ce monde ! J'aimerais dire que tout le monde est là pour venir nous voir jouer, mais on n'a pas l'air d'être proche de la scène, donc ça doit être à cause du soleil. De là à dire queje suis un soleil, et qu'ils sont quand même là pour moi... Urm, il y a la ligne du narcissisme à franchir, je n'en suis pas encore là Dieu merci. On se met en chemin, tout de même, avec un peu de difficulté. J'espère qu'elle sait vraiment où on va. - Mince, t'y joues ? Si on arrive à temps, oui. « Yep, je suis dans un groupe avec mes copines, Now or Never, ça te dit quelque chose ? » On est un peu connu, peut-être pas de nom, mais au moins avec notre tube de l'été... Que je chanterais plus tard, même si j'ai envie de la mettre sur la voix, je préfère me concentrer sur mon objectif : trouver la scène à l'heure.

Bonne nouvelle : une âme charitable veut bien aider la pauvre bestiole perdue que je suis et je devrais être à l'heure sur scène. Mauvaise nouvelle : il y a toujours du monde. Et encore plus mauvaise nouvelle : la demoiselle ne connaît pas Now Or Never. Trahison, disgrâce. - Nope, du tout, désolée ! Mais c'est l'occasion de découvrir après tout ! D'un côté oui, ce n'est pas faux. Mais quand même. Je hoche la tête, un léger sourire sur les lèvres. « A tout hasard : tu ne connais pas les Space Boots non plus ? » C'est juste que j'ai un concours de popularité à gagner, pardonnez-moi. Si elle me répond que si, elle connaît et adore les Space Boots, je hurle au sexisme et je cherche mon chemin encore une fois seule. La rousse décide de suivre un vendeur qui arrive à séparer la foule avec son chariot, et damn, c'est une idée de génie. On va bien plus vite comme ça. Mais pas assez vite, je commence à être frustrée. Je me faufile donc jusqu'au type, pose une main sur son épaule. « Mon cher Monsieur, je vous file 40 dollars si vous nous accompagnez jusqu'à la scène de concert, mais en pressant l'pas. » Et comme c'est le capitalisme qui règne sur ce pays, le type accepte. Je glisse un premier billet de 20 dans sa mimine, gardant le second pour lorsqu'on sera arrivée. Ma compagnonne nouvellement trouvée indique le chemin à suivre, et c'est partie mon kiki. - C'est quel genre de musique que tu chantes ? Un nouveau sourire étire mes lèvres, comme d'habitude lorsque j'ai l'occasion de parler de ma musique. « Rock'n'roll, babe. » Je réponds avec un clin d'oeil assuré. « Tu comptes rester pour le concert ? » Elle avait peut-être d'autre choses à faire de prévu, avant que je ne l'accapare, mais si jamais ça l'intéresse je peux sans doute réussir à l'inviter en coulisses.

Oui, c'est une question piège. De savoir si elle connaît les Space Boots. Le piège étant qu'elle n'a pas le droit de les connaître si elle ne connaît pas Now or Never. Dura lex, sed lex. Mais la demoiselle s’en sort bien, avec ses connaissances musicales inexistantes. Ça me fait toujours sourire, de voir chacun avec ses passions, de rencontrer des gens avec d’autres goûts que les miens. Ce qui est une évidence pour moi est un inconnu pour les autres. J’ai envie de lancer une interro surprise sur des groupes plus ou moins connus, et elle pourrait en faire autant avec des peintres – mais je suis plutôt calée sur le sujet, attention. Elle ne doit pas être bien plus vieille que moi lorsque j’ai arrêté mes études d’histoire de l’art, si elle en fait des études le programme ne doit pas tellement avoir changé. Avant de ne perdre encore plus de temps, cela dit, j’enclenche la marche avant. À savoir que j’achète littéralement un vendeur pour qu’il nous conduise jusqu’à la scène à l’aide de son chariot magique. Business is business, et j’ai un concert à faire, on s’bouge. On discute encore un peu avec la rouquine et, enfin, je peux voir la grande estrade et la foule qui s'agglutine devant. Mes copines vont me tuer. Après le concert, histoire de. Et elles vont demander à Linskey de prendre ma place. Une perruque blonde, ça fera l’affaire, il fera une Ana de remplacement très convaincante c’est sûr. C’est toujours un sourire sur les lèvres que je paie les 20 dollars restants au vendeur et demande à ma sauveuse si elle compte rester. Oui. Cool. « Génial. Attrape ma main si tu veux assister au concert depuis les coulisses. » C’est le plan parfait pour éviter la foule et la sueur. Après, il est vrai que ça casse un peu les oreilles. Ça n’fait que rendre l’expérience meilleure, si vous voulez mon avis. Même quand on n’aime pas la musique. Entendre les instruments raisonner de si près, c’est vibrant. Mais peut-être pas au goût de tous. Elle semble hésiter avant de finalement glisser sa main dans la mienne tendue. Je la presse un peu, comme pour l’encourager, avant de filer une nouvelle fois vers le côté de la scène. Mes copines râlent, je n’ai même pas le temps de présenter la rouquine – dont j’ignore d’ailleurs le prénom – qu’on m’enfile ma basse déjà branché et que c’est parti. Woops, la vie de rock star, c’est dur. « Merci pour tout ! » Je glisse tout de même à la rousse, avant de filer sur scène. J’espère qu’elle appréciera le show, et au moins, ça fait une auditrice de plus de Now or Never par rapport aux Space Boots. Et toc.