Aider de temps en temps à la galerie, pas de problème. Décrocher un tableau ici et surveiller un inconnu là, tranquille. Repérer le tableau qui vient d’être vendu en ligne avec pour seule indication ‘y’a plein de rouge’, plus compliqué. Des peintures avec du rouge, utilisé de façon prononcé, il y en a trois. J’ai eu le chic de ne pas noter le nom de l’artiste quand Szymon me l’a donné, pensant que je m’en souviendrais. Maintenant, je suis bien dans la panade et mon père d’adoption est au téléphone depuis une dizaine de minutes. J’en suis à fixer l’un des tableaux, essayant de me souvenir s’il correspond à l’image que j’ai vu tout aussi brièvement que j’ai entendu le nom. L’art et moi, décidément, ça fait quinze.

Le coup de grâce frappe lorsqu’on vient m’aborder comme si j’étais une connaisseuse. Ah, alerte rouge, pour le coup ! Mon regard se pose sur l’inconnue et je sens la détresse m’emparer, la première cause étant qu’elle vient de m’apprendre que le tableau est sur l’asservissement de l’animal (… ah… bon ?) et la seconde étant qu’elle n’est pas si inconnue que ça, la rousse, finalement. Ça fait beaucoup d’informations pour mon cerveau perturbé par les grandeurs des coups de pinceaux, mais il y a quand même un sourire qui vient s’afficher sur mes lèvres. « Oh mais....Mila ! » C’est bon, la demoiselle se souvient de moi, tout roule ! « Salut Malone. » Je la salue en simplicité, aussi surprise qu’amusée de la retrouver ici. La seule et dernière fois où on s’est vu, c’était pendant la dizaine d’heure de vol pour arriver à San Francisco. « Qu'est ce que tu fais là ? Et... pardon si je me suis laissé emporté ! » Un léger rire m’échappe à ses excuses. Ce n’est pas tant qu’elle s’est emportée, c’est surtout qu’elle pourrait hurler dans l’oreille d’une sourde que ça aurait le même effet… Trop rationnelle pour comprendre l’art pictural, et en particulier l’art abstrait, mes arguments étant généralement un « ouais c’est joli » ou « moi aussi j’peux faire ça, ça va roh ». « Pas de soucis ! Par contre je risque de te décevoir mais je ne suis pas là pour apprécier la beauté de l’art. Mes parents possèdent la gallerie. » Enfin, Szymon, techniquement, et il y a toujours ce petit frisson à désigner les Jaroszewicz comme mes parents – mais je m’y habitue de plus en plus. « Comment tu vas ? Tu as décidé de rester, finalement ? » Aux dernières nouvelles, elle n’était pas encore certaine d’où faire sa vie et son cœur balançait entre Londres et San Francisco.

L’enthousiasme de la rousse pour l’art fait plaisir à voir, même si je n’y comprends vraiment pas grand-chose. C’est comme quand les mecs se décident à vous expliquer ce qu’il y a de génial avec un sport qui, au fond, consiste surtout à s’passer un ballon et surpayer ses joueurs professionnels, hein. Dans ce genre de situation, il faut : sourire, hocher de la tête, être honnête. Après avoir salué Malone, je lui explique donc que je ne suis pas cliente amatrice de la galerie mais que je fais partie des meubles – en gros, pour résumer. Ça a l’air de la surprendre. « Ah bon ? Je connais Dawn je savais pas que... » Small world, du coup. J’esquisse un sourire et hausse légèrement les épaules. « Je suis une pièce rapportée. » Je précise sur le ton de l’humour. Ça ne veut pas dire que tous les polonais qu’elle va croiser à San Francisco font partie de la même famille, non, juste que le hasard fait peut-être bien les choses. « Enfin j'adore ta famille quoiqu'il arrive. On travaille beaucoup ensemble ! » J’acquiesce, toujours souriante. J’ai cru comprendre qu’elle était une sorte d’agent d’artistes – ça se confirme avec son précédent petit discours en tout cas.

Je finis par prendre de ses nouvelles, la première et seule fois où je l’ai vu étant les dix heures de vol pour arriver à San Francisco passées à côté l’une de l’heure. Elle hésitait à rester à San Francisco, alors que ma décision à moi était plutôt définitive – pas le choix. « Comment je vais ? Et bien... ça va ! J'ai décidé de rester finalement parce que j'ai pas pu quitter certaines personnes et que l'un d'entre eux a eu assez de courage pour faire une déclaration qui a fait mouche et... bordel je ressemble à Joey. Genre Joey dans Dawson qui va pas à Paris car ce son lui dit je t'aime... » Je fronce légèrement les sourcils et échappe un petit rire à son exemple – j’imagine le truc même si je n’ai pas vu la série en entier. « Je te rassure c'est plus compliqué que ça ! » Je hoche la tête, amusée. « Ça m’a l’air assez simple, pourtant. » Ces petites notions d’amour, de famille qu’on construit, qui font de plus en plus sens à mesure que le temps passe depuis mon installation sur le sol américain. Elle a l’air plutôt heureuse, Malone, ça me fait plaisir à voir. On part de deux inconnues un peu paumées, niveau relation, tout de même. La suite est un peu plus surprenante. « Du coup j'ai décidé de sauter dans le grand bain pour plein de chose et je comptes ouvrir un bar où les artistes pourraient exposer, avec une scène ouverte pour les musicien... quelque chose de sympa. Quelque chose que j'aurais battis de mes mains » Je hausse les sourcils devant le projet dont le pitch est plutôt sympa – effectivement. « Les choses ont l’air d’avoir bien tourné pour toi ! » L’idée du bar, j’adhère. Je suis en train d’imaginer la coloc en groupe de musique improvisé – je suis sûre que chacun pourrait trouver une place là-dedans, et ça me fait sourire.

Malone me retourne ma précédente question mais on doit se pousser pour laisser un client observer le tableau – et bon sang j’espère que ce n’est pas celui-là que je suis censée décrocher. « Pardon déformation professionnelle... encore... mais note que je l'ai pas agressé lui ! Je fais des progrès ! » Je hoche la tête pour la rassurer. « Ne t’en fais pas, tu fais vraiment ça bien, j’ai juste… Très peu d’intérêt pour l’art moderne. » Quelle honte, je sais bien, rah ! Je garde un sourire sur les lèvres alors qu’on s’éloigne un peu. « Mon intégration s’est bien passée… Très bien, même, sans doute mieux que ce que j’aurais pu espérer. » D’ailleurs, à bien y réfléchir, je devrais peut-être tenter de jouer au loto en vue de cette chance inespérée… Je fronce les sourcils pour me concentrer, avant d’élaborer. « J’ai retrouvé ma famille après des années de séparation. Comme prévu j’ai rejoint les pompiers à la Station 11, sur Mission District et mon intégration s’est bien passée ! Je me suis fait des amis rapidement et j’ai même rencontré quelqu’un… Je ne pourrais rien demander de plus, je crois. » Il y a de quoi être satisfaite, quand même. Et par rapport à il y a quelques mois, ma situation est clairement meilleure. « Je suis contente de voir qu’on est sur la bonne voie. » Je conclue, un mince sourire sur les lèvres. Mission accomplie ? Celle-ci, oui. « A tout hasard, tu ne serais pas là parce qu’on vient de vendre une toile de l’un de tes artistes ? » Et à tout hasard : est-ce que le tableau est rouge – avant que ce ne soit Szymon qui voit rouge devant mon idiotie naturelle (qui ne fait pas du tout mon charme, il faut que j’arrête d’y croire).

Je me retiens de rire lorsque la rousse résume mon métier en « sport », ne rajoute rien étant donné que je viens un peu de bafouer son métier à elle. Après un éclaircissement sur ma place au sein de la famille Jaroszewicz et sur les dernières péripéties dans la vie de Malone, on passe à la mienne, de petite vie. Je nous revoie dans l’avion, copines improvisées de voyage. Si on m’avait dit qu’il allait se passer tellement de trucs en si peu de temps… Je ne l’aurais pas cru, clairement. Mais professionnellement, socialement et amoureusement parlant ça roule de mon côté. Je n’aurais jamais pu en demander plus à la vie. Je m’amuse un peu à sa première réaction, à Malone. « Si tu veux m'en dire plus... Bon ok je suis juste curieuse je le reconnais ! » Je lâche un léger rire, véritablement amusée, et garde un sourire peut-être un peu trop grand sur les lèvres. « Rien de fou, c’est l’ami d’une… Beh de Dawn, en fait. » J’allais dire « d’une amie » parce que je n’ai pas intégré qu’elle connaît Dawn, mais puisque c’est le cas… « Il est sauveteur en mer, genre… Alerte à Malibu ? » Bon sang, il râlerait si fort s’il m’entendait, Wiley. Ça me fait ricaner. « Et il aide l’université… Un truc avec la biologie marine, me semble-t-il. » Précisions à demander. Sinon, tu sais avec qui tu fricotes, Mila, ou quoi ?! « On aime les mêmes trucs, on a le même caractère, il est plutôt très présent dans ma petite vie et m’aide pas mal à passer à autre chose… On verra où ça nous mènera ! » Voilà voilà, pour les potins, j’espère qu’elle est satisfaite la demoiselle !

J’ai toujours mon petit problème de tableau à décrocher à régler, alors je lui demande si elle n’est pas là pour ça… « Sérieusement ? Alors non j'étais pas là pour ça mais ça serait une excellente nouvelle et... C'est ce tableau là ? » Je hausse les épaules, c’est rouge au moins et me rapproche de la petite étiquette pour en lire le nom. « Il me semble, oui ? » Ça me dit un truc, je crois qu’on va se contenter de ça. « Donc oui !  Le hasard est vraiment miraculeux ! » Le hasard a surtout décidé de sauver mes fesses, aujourd’hui. « C’est l’un de tes artistes ? » Je lui demande, avec un sourire sur les lèvres. Elle me demande si j’ai besoin d’aide. « Je ne dis pas non ! » Je file chercher le chariot que m’a filé Szymon pour y mettre le tableau, commence à déplier le papier bulles. « Si tu peux le tenir… » Pour éviter que ça ne glisse. J’enfile ensuite des gants pour ne pas foutre mes empreintes partout ou détruire l’oeuvre, prie une petite seconde qu’aucune alarme ne se déclenche parce que je ne suis pas une voleuse mais une professionnelle avant de décrocher le tableau. Pas aussi lourd qu’il en a l’air mais il pèse son poids, tout de même. On arrive à l’emmailloter dans le plastique protecteur avec Malone, et je pousse un léger soupir en souriant quand la tâche est terminée. Plus qu’à espérer que ce soit le bon tableau, maintenant. Je cherche Szymon du regard, toujours au téléphone mais il lève un pouce en notre direction. Je prends ça pour une victoire. « Bon, eh bien ça c’est fait ! » J’abandonne la demoiselle quelques secondes, le temps d’aller sécuriser l’objet dans l’arrière-boutique. J’ai un sourire sur les lèvres lorsque je reviens. « Maintenant qu’on est toutes les deux officiellement installées… On pourrait peut-être se voir, à l’occasion ? » J’ai l’impression d’être une gamine de 12 ans, « tu veux être ma copine ? ». Une horreur.