Je traîne les pieds en ronchonnant, suppliant mon frère qui me tient le bras comme si j'allais m'envoler, de me laisser rentrer à la maison. Je savais que je regretterais d'avoir accepté son invitation, bien qu'il ne m'ait pas réellement laissé le choix. Si j'avais refusé, il m'aurait presque traîné de force en se fichant que je sois en pyjama. J'ai à peine eu le temps de m'habiller que nous étions déjà en voiture. Ce n'est que sur le chemin qu'il m'a avoué notre destination et autant dire que mes cordes vocales s'en souviennent encore. Je n'ai jamais autant crié de toute ma vie. Je crois même avoir laissé échapper quelques insultes. Je n'ai aucune envie d'aller à ce concert de je ne sais quel groupe dans je ne sais quel endroit. Ce qui est sûr, c'est que je vais être entourée de personnes bizarres et dont le quotient intellectuel est inférieur à celui d'une huître. Et je peux vous assurer que ça se rapproche dangereusement du zéro. « Adam, je veux rentrer. » répété-je pour la deux centième fois au moins. « Allez. Je ne suis pas d'humeur à faire la fête ce soir. » Mon frère ne m'adresse qu'un regard en diagonal, mais je peux voir un sourire étirer ses lèvres. « Tu n'es jamais d'humeur. » Exact. Parce que je n'aime pas les soirées, je n'aime pas la musique de fous qu'il écoute et par-dessus tout, je déteste me retrouver au milieu d'inconnus qui sautent dans tous les sens comme s'ils avaient le feu au postérieur. Non, il n'y a pas à discuter, je préférerais vraiment être emmitouflée dans mon plaid tout doux avec une tasse de thé et un bon roman policier. « Si tu me laisses rentrer, je te promets de ne rien raconter aux parents pour ta petite sortie après le couvre feu. » Il ricane et hausse les épaules avant de me répondre, serein. « Tu ne leur apprendra rien qu'ils ne savent pas déjà. Alors je t'en prie sœurette, dénonce-moi. Mais je sais que tu n'en es pas capable. » Je siffle entre mes dents. Je me doutais qu'il me dirait ça, mais ce qui m'agace le plus, c'est qu'il a raison. Je ne pourrais jamais vendre la mèche. Surtout que je suis la première à le couvrir.

Plus d'une heure et demie s'est écoulée depuis que nous sommes arrivée et le fameux groupe qu'il voulait voir jouer a terminé depuis plusieurs minutes. Adam m'a lâché au bout de dix minutes à peine et je suis restée dans mon coin sans bouger pendant tout ce temps, évitant du mieux que je pouvais les mouvements de foules. Je ne suis pas agoraphobe, mais je ne me sens vraiment pas à l'aise et plus le temps passe, plus ce mal-être s'intensifie. J'ai fait l'effort de l'accompagner, ce n'est pas et ce ne sera jamais ma tasse de thé, alors maintenant, j'exige d'avoir l'autorisation de rentrer. Je sors mon portable pour appeler mon frère, mais je tombe directement sur sa messagerie. Je suis sûre qu'il l'a fait exprès, le fourbe. Je prends sur moi et après une long moment d'hésitation, je m'aventure dans cette jungle de corps transpirants dans l'espoir de trouver le fautif de cette histoire. Mais il reste introuvable et moi, j’étouffe. J'ai la tête qui tourne, j'ai besoin de prendre l'air. Maintenant. Dans un élan de panique, je prends la première porte que je trouve en espérant qu'elle mène sur la sortie. Coup du sort ou drôle d'ironie, je me retrouve dans une petite cours. Je m'appuie contre le mur et tente de calmer les battements de mon cœur. Je respire un grand bol d'air frais lorsque des voix enjouées se font entendre. Je me fige et tourne la tête. Deux membres du groupe que mon frère est venu voir se tiennent non loin occupé à ranger leur affaire et j'ai l'étrange sentiment que je ne devrais pas être là, seulement, il est hors de question que je fasse demi-tour. Je ne retournerais pas à l'intérieur. Je n'ai plus qu'à espérer qu'il ne remarque pas ma présence et que je puisse m'éclipser en toute discrétion.

La voix de Nik remplit la salle de son grain rauque et chaud, à peine discernable pourtant parmi les chants passionnés du public venu en nombre. Fans arborant des t-shirts à l’effigie du groupe ou simples amateurs de rock, la foule est des plus hétéroclites ce soir. De mon siège privilégié, je remarque même quelques âmes perdues qui semblent se demander ce qu’elles peuvent bien faire dans un endroit pareil. Il y a aussi les quinquagénaires à barbes et chemises déboutonnées qui s’amusent un peu trop avec leurs pintes de bière à la main. Ils me font rire. On pourrait croire qu’en tant que batteur – et par conséquent métronome attitré du groupe – je suis censé être ultra concentré durant toute la durée du show. C’est totalement faux. Une fois les nerfs passés et le plaisir de performer retrouvé, ce ne sont plus que les réflexes rendus pointus grâce à d’incalculables heures d’entraînement et de répétitions qui guident mes gestes. Mon esprit, quant à lui, vogue d’une pensée à l’autre, observe la foule, se perd dans la mélodie, puis réfléchit à la prochaine vanne que je pourrai sortir au micro une fois la chanson terminée avant de se re-concentrer sur mon instrument. J’me sens bien. Ça faisait un bail que les Space Boots n’avait pas eu l’occasion de jouer devant un public – depuis l’été dernier au Warped Tour en fait, une éternité – et putain qu’est-ce que ça m’avait manqué ! L’ambiance électrique, l’impression d’être le roi du monde, le hurlement des guitares et le timbre cassé de Nikola devant moi, les gens qui scandent des paroles apprises par cœur. Des paroles que j’ai écrites. C’est un sentiment particulier que d’entendre des inconnus te chanter tes propres textes avec presque autant de passion que lorsque tu les as couchés sur le papier. Je ne m’en lasserai jamais.
 
La dernière chanson de notre set touche à sa fin, mais, peu enclins à quitter la scène alors que l’adrénaline bat encore dans nos veines, ce sont les instruments qui prennent le relais une fois que les mots sont épuisés. J’entraîne tout le groupe dans un solo des plus improbables, multipliant les coups de cymbales tandis que Nik et Casey s’affrontent dans une ultime battle de guitares sous les encouragements de la foule. Et puis les dernières notes finissent par s’épuiser alors je me lève pour rejoindre les autres et tirer notre révérence avant de rejoindre les coulisses sous les applaudissements. Je sue comme un porc – c’est totalement dégueulasse et j’en ai bien conscience mais eh, je me donne à cent-dix pourcent à chaque concert, c’est le prix à payer – mais j’ai la banane. Un sourire qui doit me faire trois fois le tour du visage. Et certainement une tête de con. Oh well.
Il me faut une bonne douche fraiche et une bonne vingtaine de minutes pour me faire redescendre de mon petit nuage. Arrive en effet le moment bien moins glamour du démontage de ma batterie et de l’embarquement de tout notre matos dans le van prévu à cet effet. Vivement qu’on soit riches et célèbres et qu’on puisse embaucher des techniciens, c’est moi qui vous l’dis. « Angie, tu m’files un coup d’main ? Plus vite on en aura fini et plus vite on pourra attaquer notre tournée des bars histoire de fêter cette soirée comme il se doit ! » Je ne laisse pas vraiment le choix au bassiste à peine sorti de la douche et l’attrape par la manche avant qu’il ne puisse refuser.
 
Les bras chargés de caisses de guitares et de divers fûts de batterie, je manque de me péter la tronche au moins trois fois en trébuchant sur un câble mal enroulé. Au moins ça fait marrer mon collègue. Tandis que je ramasse le matériel tombé au sol dans la manœuvre pour me rattraper, je remarque une jeune fille prostrée contre l’un des murs de la petite cour. Je donne un coup de coude à Angie et la désigne du menton. « Hey, regarde là-bas. » De toute évidence, elle ne fait pas partie du staff de la salle et n’a pas l’air d’être une fan en quête d’un autographe non plus. Clairement, elle n’est pas censée se trouver là. Je jette un coup d’œil circulaire autour de nous comme si le geste pouvait me donner un indice quant à l’attitude à adopter. Sans succès. Tant pis. « OOOYY ! » Woops, ça sonne un peu trop fort et trop enjoué. La faute aux deux bières post-concert déjà ingurgitées. D’ailleurs je remarque bien le sursaut de la petite rouquine face à mon appel. « Désolé, je voulais pas te faire peur. » Ma caisse dans les bras, je m’approche un peu et tente un sourire amical pour la rassurer. Elle a pas l’air dans son assiette. « Est-ce que ça va ? » Et puis ça fait tilt dans mon cerveau : impossible d’oublier cette chevelure flamboyante. « Eh mais je te reconnais ! T’étais tout dans le fond de la salle, pas vrai ? Pas ton truc les concerts ? » J’éclate de rire, pas le moins du monde offensé par sa réponse, plutôt amusé.  

Tout ce que je voulais, c'était passer une soirée tranquille, au chaud, pelotonné dans un plaid et lire un bon roman et certainement pas me retrouver ici, en train de geler sur place à tenter de calmer les battements de mon cœur. Je me concentre sur ma respiration, les yeux fermés. Inspirer. Expirer. Plus jamais je ne me ferais avoir. Plus jamais je n'écoute Adam, hors de question. Il a le don pour me contrarier et si lui, ça ne le dérange pas de se fourrer dans d'horribles situations, je refuse qu'il fasse de même avec moi. Il savait que je détesterais cet endroit et pourtant… Inspirer. Expirer. Je m'apprête à jurer à voix basse quand une voix sortie de nulle part m'interpelle. « OOOYY ! » Je sursaute, de peur et de surprise et relève la tête en direction des deux hommes qui, j'espérais, ne me remarqueraient pas. Visiblement, mon petit sursaut n'est pas passé inaperçu puisqu'il s'excuse aussitôt. Je tente un léger sourire pour le rassurer et lui faire comprendre que ce n'est rien, mais j'ai plutôt l'impression que ça ressemble à une horrible grimace. Ce que son camarade semble remarqué vu sa réflexion. J'aimerais lui dire qu'il n'y a pas qu'aux premiers abords qui me fait peur et que malheureusement, il est autant concerné par ma frayeur, mais comme je ne veux pas empirer mon cas, je ne dis rien sur ce sujet. « Non, non… ça va. » Mais comment leur faire croire ça quand je n'y crois pas moi-même ? Je devrais peut-être commencer à apprendre à mentir, à prendre des cours. Il doit certainement exister un exemplaire de ''Mentir pour les nuls édition spéciale dédiée à Ariel Scott, un cas désespérer''. « Eh mais je te reconnais ! T’étais tout dans le fond de la salle, pas vrai ? Pas ton truc les concerts ? » « Wow quel oeil de lynx. Je suis impressionné. » Et moi aussi. D'habitude, je me fais tellement discrète qu'on a tendance à oublier ma présence ou carrément à ne pas la remarquer. Pourquoi pas ce soir ? Je hoche la tête et soupir. « On m'a emmené ici de force. » Quand je pense à la soirée cocooning que je suis en train de rater pour, à la place, me retrouver ici avec deux inconnus, je pourrais presque me mettre à pleurer et vider mon stock de larmes. Et je peux assurer que mon frère va le regretter toute sa vie ! « Je n'étais jamais allée à un concert avant... » Je ne sais pas pourquoi j'avoue ça. Je vais me couvrir de ridicule et s'ils ne se moquent pas devant moi, une fois parti, j'ai l'étrange sentiment qu'ils ne se feront pas prier. « Je n'écoute pas de musique… » Je me mords l'intérieur de la joue. Dire à des membres d'un  groupe que je n'écoute rien est sans doute pire que de leur avouer mes goûts musicaux. « Ehm… Ce que je voulais dire c'est que je n'écoute que du classique. » Je suis tellement stresser que j'en ai presque oublié de respirer. Inspire. Expire. L'un d'entre eux se tourne ensuite vers moi, me demandant si je recherche quelqu'un. Oui. Non. Peut-être ? En fait, je n'en sais rien. Dans l'idéal, j'aimerais, effectivement, retrouver mon frère, mais pour rien au monde je remettrais un pied à l'intérieur. « Mon frère. » fini-je par dire à voix basse. « Mais il ne voudra sûrement pas renter maintenant. Je vais… » appeler mes parents ? Mauvaise idée. Non seulement ils seraient capable de rentrer dans le bar et de faire une scène pour bien mettre la honte à Adam, mais en plus de ça, on entendrait parler de cette sortie nocturne pendant des semaines. Voire des mois. Et même si je suis persuadée que ni notre père ni notre mère ne me jugera coupable, pour mon frangin, ce sera tout le contraire. J'entends déjà la voix de mon père lui dire de ne pas souiller mon âme. Pas dit qu'il apprécie. « Je vais prendre le bus pour rentrer. » En espérant qu'il y en ait encore à cette heure-là.

Comme je l’ai déjà mentionné, je bénéficie d’un champ de vision privilégié sur le public depuis mon tabouret – le batteur a le meilleur siège de la salle, c’est bien connu – bien que relativement limité. Alors n’ayant pas particulièrement envie de pas passer mon temps à reluquer le fessier de mes trois bandmates qui cachent les premiers rangs, je préfère me concentrer sur les derniers. C’est là que je l’ai remarquée, frêle créature aux cheveux de feu, perdue au milieu de la foule en délire. Assez facilement, d’ailleurs, elle détonnait comme un poisson hors de l’eau. « Wow quel œil de lynx. Je suis impressionné. » Je lève les yeux au ciel en réponse à Angie qui m’a rejoint. Sa remarque est d’autant mieux trouvée qu’il sait pertinemment que je suis myope comme une taupe et que, sans mes lentilles de contact, je n’aurais même pas été capable d’identifier ma propre mère derrière la barrière. Alors de là à parler d’œil de lynx, il y a un gouffre. L’effarouchée finit par prendre la parole, d’une voix si faible qu’elle paraît prête à se briser, et confirme ma supposition d’un hochement de tête. « Je n'étais jamais allée à un concert avant... » J’en étais sûr, elle n’a ni le look ni l’attitude décontractée des habitués. « Je n'écoute pas de musique… » « Sérieux ?! » C’est sorti tout seul. L’ahurissement pur et simple. Autant ne pas aller à des concerts, je pourrais éventuellement envisager de comprendre, mais vivre sans musique !? Mes yeux écarquillés et ma bouche ouverte prête à gober les mouches – dramatique ? moi ? jamais voyons – semblent  dresser un tableau plutôt convainquant de ma surprise générale puisque la rouquine s’empresse de continuer sur sa lancée. « Ehm… Ce que je voulais dire c'est que je n'écoute que du classique. » Si ses traits n’étaient pas si sérieusement stoïque, je penserais presque qu’elle est en train de se foutre de ma gueule. « Damn. T’as pas l’air d’une fan de rock, ça c’est clair, mais du classique c’est hum… intéressant. » Juger les gens sur leurs goûts musicaux ? T’es tombé bien bas mon p’tit Ash. Rattrape-toi, fissa. « Mais hum… c’est mieux que rien, j’imagine ? » Je lui sers mon sourire le plus lumineux, une main nerveusement passée dans ma tignasse encore humide pour masquer un léger embarras. Cette fille est un vrai spécimen. Elle me fait penser à une petite chose fragile et innocente qui aurait débarqué dans le monde impitoyable qu’est 2018 sans aucun repère pour avancer. Avec ses grands yeux de biche et sa chevelure flamboyante. Une princesse Disney, en quelques sortes. Perdu dans mes observations, c’est Angel qui reprend le fil de la conversation en lui demandant si elle cherche quelqu’un, une façon de lui proposer de l’aide. « Mon frère. Mais il ne voudra sûrement pas renter maintenant. Je vais… » Elle hésite, semblant en plein débat intérieur, et j’arque un sourcil pour l’inciter à continuer. « Je vais prendre le bus pour rentrer. » Je n’ai jamais été un grand fan des transports en commun. Ils sont souvent bondés et particulièrement odorants, pas forcément bien fréquentés non plus, surtout aux heures tardives. Je fronce les sourcils, cet instinct protecteur se réveillant doucement lorsque je jauge la jeune fille sous mes yeux. La voir se dépatouiller pour trouver un bus et faire le trajet seule jusqu’à chez elle me semble tout sauf prudent. « Non pas que je doute de tes capacités à te débrouiller toute seule, mais je suis pas persuadé que prendre le bus à cette heure soit la meilleure des options. Je peux t’appeler un Uber si tu veux, ce sera plus sûr. » Sans prévenir, je fourre la caisse que je portais dans les bras d’Angie. « Je m’en charge, occupe-toi du matos. » Je lui fais un grand sourire, ravi d’avoir trouvé l’excuse parfaite pour me débarrasser de cette corvée. Le bassiste, lui, n’a pas l’air d’apprécier ce revirement de situation et me sert un beau levé de majeur avant de tourner les talons. Je le regarde s’éloigner un éclatant de rire. « Je sens qu’il va m’en vouloir… Oh well. Revenons à notre Uber. »

Pour situer, plus ou moins, mon niveau d'embarras en ce moment-même, je pense pouvoir affirmer que je suis aussi à l'aise qu'un poisson hors de l'eau. Et oui, je ne dois pas être très loin de la syncope. Et mon sentiment de malaise ne fait que de s'accroître lorsque j'explique ne pas écouter de musique. Je m'attendais à une réaction semblable à celle-ci, mais peut-être pas aussi exagéré. C'est vrai quoi, je ne dois pas être la seule sur Terre à n'en écouter que très peu ? J'explique, à demi-mot que je suis plutôt classique et que ma connaissance s'arrête à Mozart, Chopin ou encore Beethoven. Finalement, le musicien doit être plus proche de l'arrêt cardiaque que moi. Je peux lire dans ses yeux qu'il est consterné par mes réponses. J'ai vraiment l'impression de venir d'une autre planète, en même temps, ce n'est peut-être pas totalement faux. Je baisse les yeux pour regarder mes pieds, c'est fou ce qu'ils peuvent soudainement me sembler plus intéressant que tout le monde qui m’entoure. J'ai bien fait de venir, moi. « Mais hum… c’est mieux que rien, j’imagine ? » Le fait qu'il tente de rattraper sa bourde me fait sourire bien malgré moi. Si je n'étais pas autant stressée, je pourrais trouver ça mignon qu'il s'inquiète de ne pas me froisser. Quoi qu'il en soit, il a raison, c'est mieux que rien. Ou mieux que les chants religieux que mon père écoute parfois en boucle et ce pendant des heures et des heures. Je me souviens de la fois où Arthur à parler des groupes de rock qu'il écoutait lors d'un repas. Si notre mère n'a rien dit, notre père, ça été tout autre chose. Oui, on peut écouter du rock, à condition que ce soit du rock religieux. Si je me souviens bien, Adam s'était foutu d'Arthur qui lui, avait blanchi. Depuis ce jour-là, il a gardé ses goûts musicaux pour lui, se contentant d'écouter ses groupes favoris avec un casque pour ne pas s'attirer les foudres de notre paternel. Et moi, en parfaite petite fille, et pour m'éviter d'écouter quoi que ce soit en rapport avec la religion, j'ai préféré n'écouter que du classique avec ma mère. Et puis, pas curieuse pour deux sous, je n'ai jamais pris le temps d'ouvrir YouTube pour découvrir de nouvelles choses. C'est sûrement un tort.

Je les informe que je vais prendre un bus pour rentrer afin de ne pas déranger mon frère qui, je le sais, ne voudra pas rentrer tout de suite et me suppliera de rester encore un peu et de profiter de ma jeunesse avant que je me fasse trop vieille pour. Seulement, ça n'a pas l'air du goût du grand blond qui préfère m'appeler un Uber. Je n'ai pas le temps de protester qu'il donne à son camarade le matériel qu'il avait dans les mains. Après un signe des plus affectueux, celui-ci s'éclipse pour finir de ranger. « Je sens qu’il va m’en vouloir… Oh well. Revenons à notre Uber. » « Il aurait raison. » dis-je dans un sourire. « De t'en vouloir, je veux dire. » J'ai parlé à voix basse, mais je n'ai pas pu m'en empêcher. Je le regarde avec attention avant de reprendre la parole. « Merci pour le Uber, mais je préfère prendre le bus. » Il ne manquerait plus que je tombe sur un chauffeur un peu pervers et suspect. Non, il n'y a pas à dire, je ne préfère pas tenter le diable. Je préférerais même rentrer à pied, mais j'ai bien peur d'en avoir pour plus d'une heure de marche si je choisis cette option. Non, décidément, le bus est une bonne idée. Et comme je refuse de passer pour une parano. Une excuse et vite. « Je n'ai pas d'argent sur moi pour payer et puis, j'ai une carte pour le bus, ce serait dommage de ne pas m'en servir. » Dommage, tu parles. C'est à peine si je m'en sers de cette carte, alors niveau rentabilité, on repassera. « Je… je devrais m'en sortir, je crois. »

Elle me fait penser à un petit chaton impuissant, poupée rousse perdue au milieu des grands. Avec sa chevelure de feu et ses grands yeux humides, je ne peux m’empêcher de m’approcher pour lui proposer mon aide. J’suis attendri un peu, comment résister ? Et puis ya cet instinct protecteur qui se réveille instantanément dés que je pose le regard sur la gamine. Elle doit pas être vieille d’ailleurs, à peine la vingtaine probablement. Petite chose effrayée qui semble tout sauf à l’aise dans un endroit tel qu’une salle de concert. Lorsque je lui pose la question, elle nous raconte que son frère l’y a emmenée de force – une sorte de baptême apparemment – mais que la soirée s’est moins bien passée que prévu, de toute évidence. La pauvre a dû être complètement terrifiée au milieu de notre public de rockeurs. Pour une raison qui m’échappe, j’me sentirais presque un peu coupable. C’est donc tout naturellement que je lui conseille d’appeler un Uber pour rentrer plutôt que de prendre le bus – à cette heure avancée, les transports en commun sont loin d’être sûrs. Pourtant la rouquine hésite à peine avant de refuser en me remerciant poliment. Ça va sonner très cliché mais les bonnes manières de cette petite sont tellement pointues que ça m’étonnerait pas que ses parents soient dans le genre très stricts, limite conservateurs. On sait jamais avec les Américains, c’est l’un ou l’autre. Toujours dans les extrêmes. Tout de même, ça m’embête de la voir traverser San Francisco en bus au beau milieu de la nuit alors j’insiste gentiment : « T’es sûre ? » en lui servant le combo yeux plissés et tête penchée sur le côté. La technique du chien battu, testée et approuvée. Sauf que la rouquine n’a pas l’air de flancher, à mon grand damne. « Je n'ai pas d'argent sur moi pour payer et puis, j'ai une carte pour le bus, ce serait dommage de ne pas m'en servir. » Ok alors dans le genre excuse bidon… Franchement, je m’attendais à mieux. « Je… je devrais m'en sortir, je crois. » Je lève un sourcil, suspicieux quant à cette dernière affirmation, avant de lui sourire affectueusement. « Quand je dis "je peux t’appeler un Uber si tu veux", ça veut dire que je te le paye. » Un clin d’œil vient ponctuer mes mots, moqueur sans en faire trop. « Et pas la peine de marchander, c’est mon jour de bonté. »  que je m’empresse d’ajouter, anticipant déjà un refus. Je suis loin d’être riche, qu’on se le dise, mais l’argent n’est pas un problème pour moi, tant que mes dépenses restent dans la limite du raisonnable. Or un Uber de plus ou de moins, c’est pas ça qui va faire pencher la balance. « Ou alors… » Mon regard se perd vers la porte encore ouverte sur les coulisses du bâtiment d’où nous parviennent les basses d’une musique pop. L’after-show bat son plein à l’intérieur. En temps normal, je serais même le premier à enfiler des shots au comptoir… Oh et puis après tout, la fête n’est pas prête de se terminer, j’ai largement le temps de faire un aller-retour. « Le covoiturage, ça te tente ? Ma voiture est garée dans la rue d’en face, j’pourrais te ramener ? Promis, j’suis pas un tueur en série. »

C'est qu'il ne lâche pas l'affaire. J'ai beau faire un effort pour trouver des excuses et ne pas le déranger plus qu'actuellement, il n'en démord pas. Peut-être qu'il est payé par Uber pour faire de la pub ? Ou alors, il essaie simplement de se faire bien voir pour s'attirer lui-même de la pub. Je n'y connais rien au monde du show-biz, mais le bouche à oreille, ça fait décoller, non ? Il attend peut-être que je dise aux amis que je n'ai pas que j'ai rencontré un des membres de ce groupe et qu'il était d'une sympathique inégalable. Ça pourrait être vrai que ça ne m'étonnerait même pas. Après tout, cette soirée est, en soit, déjà bien trop irréelle à mes yeux. Avoir mis les pieds dans un concert de rock, c'est quelque chose que je n'aurais jamais imaginé faire, pas même dans un de mes rêves. Je m'apprête à protester de nouveau, parce que je n'ai pas envie qu'il dépense le moindre centime pour moi, mais il me devance. « Et pas la peine de marchander, c’est mon jour de bonté. » Pourquoi son jour de bonté tombe-t-il aujourd'hui ? J'aurais préféré qu'il soit demain ou après demain, je me serais sentie bien moins gênée que présentement. Je balbutie quelques remerciements. Finalement, il semblerait qu'on puisse encore trouver des êtres humains agréables sur cette planète. Et j'espère sincèrement que ce sera également le cas du chauffeur Uber. Je n'ai pas envie que mon corps soit jeté dans une ruelle sombre et étroite et qu'on ne me retrouve jamais. « Ou alors… » Là, je crains le pire. Je le regarde avec interrogation, priant pour qu'il ne trouve pas une idée encore plus angoissante pour que je puisse rentrer chez moi ou pire encore. Il pourrait m'aider à convaincre mon frangin de rentrer et ce serait vraiment la pire chose qui pourrait m'arriver. Ce serait la honte. Dans ce cas-là, je suis presque sûre que je prendrais mes jambes à mon cou. Je suis même étonnée de ne pas l'avoir encore fait. « Le covoiturage, ça te tente ? » Je penche légèrement la tête sur le côté, surprise de cette question. « Ma voiture est garée dans la rue d’en face, j’pourrais te ramener ? Promis, j’suis pas un tueur en série. » J'analyse en silence la proposition avant de froncer les sourcils, suspicieuse. « Ce n'est pas, généralement, ce que disent les tueurs en série ça ? Tu sais, affirmer qu'ils ne sont pas dangereux alors qu'en réalité, c'est tout le contraire… » Et je suis très sérieuse. Trop sérieuse, même. Je le dévisage de haut en bas, observant ses traits et ses moindre faits et gestes. Il n'a pas vraiment la tête d'un serial killer, mais je ne suis pas pour autant convaincue à cent pour cent que ce soit une bonne idée. Pourtant, entre rentrer en Uber et faire du covoiturage avec un type que je connais depuis quoi ? Cinq minutes à peine, je penche plus pour cette seconde option. « Tu es sûre que ça ne te dérange pas ? » J'ai bien vu son regard intéressé vers la porte encore entre-ouverte. J'imagine qu'il préférerait aller profiter de la soirée avec ses amis plutôt que de s'occuper de moi. « Je ne voudrais pas abuser de ton jour de bonté… »

Les demoiselles en détresse, ce n’est plus ce que c’était. Non, aujourd’hui nous sommes en 2018, le patriarcat a encore de beaux jours devant lui, les connards courent les rues et les femmes se méfient de tout le monde – à raison – jusqu’à refuser l’aide généreuse d’un honnête homme. Triste. Et vive le féminisme. En l’occurrence, on peut dire que j’ai l’cul entre deux chaises : mon instinct protecteur est au maximum, je ne peux décidemment pas laisser une gamine ma foi trop innocente pour sa santé se débrouiller seule en pleine nuit ; mais d’un autre côté, elle a refusé mon aide à plusieurs reprises et ça m’embête un peu d’insister même si je sais que j’ai raison. Accepte donc que je t’appelle un Uber pour rentrer chez toi, roh. Mais quand je constate l’énième hésitation exprimée par ses lèvres plissées et le pli soucieux sur son front, je me décide à changer de tactique. Ma voiture n’est pas garée loin, un aller-retour ne serait l’affaire que de quelques minutes et au moins, j’aurai l’esprit et la conscience tranquilles. Lorsque je lui fait part de ma nouvelle idée, soit un covoiturage en tout bien tout honneur, la petite rouquine n’a pourtant toujours pas l’air convaincue, pointant la touche d’humour maladroite dans ma proposition. Note personnelle : ne plus faire de blagues aux jeunes filles en détresse, elles risquent de les prendre au premier degré. Je devrais peut-être songer à me taire complètement, du coup. « Ce n'est pas, généralement, ce que disent les tueurs en série ça ? Tu sais, affirmer qu'ils ne sont pas dangereux alors qu'en réalité, c'est tout le contraire… » qu’elle me répond, mortellement sérieuse. Damn, elle est tendue comme un string, c’est dingue. Et peut-être qu’utiliser ce genre d’expressions vis-à-vis d’une probable mineure, c’est pas tip-top. I’m gonna shut up now. Sans me départir de trop, je laisse échapper un rire gêné avant de passer une main nerveuse dans mes cheveux. Ça va pas être simple, c’est moi qui vous l’dit. « Euuuh, peut-être ? Je sais pas ? J’ai jamais rencontré de tueur en série pour vérifier, je t’avoue. » ARRÊTE DE TE MÉFIER JE SUIS UN GARÇON GENTIL, SACREBLEU ! Une seconde de silence passe et je finis par lâcher un soupir de défaite. ‘Faut savoir reconnaître quand on se trouve dans une impasse, tant pis. « Ecoute, je te force à rien. C’est toi qui l’sens et si t’as vraiment pas confiance, je comprends totalement et je te laisse tranquille. » Mais accepte, STP-merci. Je n’ai jamais été aussi sincère, la dernière chose dont j’ai envie c’est bien que la gamine se sente encore plus inconfortable qu’elle ne l’est déjà. Et tant pis pour mon égo, il s’en remettra. « Tu es sûre que ça ne te dérange pas ? » Ah ? AH ? AH ! VICTOIRE ! Mon visage s’illumine tandis qu’un grand sourire reprend sa place sur mes traits. « Non, du tout ! Si je te le propose ! » « Je ne voudrais pas abuser de ton jour de bonté… » Je balaye l’air d’un geste du poignet l’air de dire c’est rien, va ! avant d’attraper le trousseau de clés attaché à l’un de mes passants de ceinture. Et ce n’est que sur le chemin en direction de ma voiture que je me rends compte n’avoir aucune idée du prénom de ma nouvelle passagère, et vice-versa. « J’m’appelle Ashton, d’ailleurs, mais tu peux m’appeler Ash ! Comme ça j’suis plus un inconnu. »

Ariel.
Douce Ariel. Etrange Ariel.
Un prénom de princesse pour une jeune fille qui le porte bien.


FIN