C'était déjà l'après-midi, Kinga avait bientôt fini son service. Depuis le début de la journée elle travaillait, servant boissons et choses à manger à tous les clients du café. Ça lui plaisait, ça occupait ses journées mais parfois il fallait avouer que son ancienne vie en Europe lui manquait et que simplement s'amuser lui manquait quelques fois. Ils n'étaient plus que trois, deux autres fille et elle, toutes souriantes et charmantes avec tout le monde. Quelques mèches brunes tombaient de son chignon devant son visage, elle retroussa les manches de son sweat, elle aura bientôt fini sa journée et avait hâte pour laisser place aux serveurs du soir.

Kinga préparait un nouveau café pour un des clients qui venaient d'arriver. Lorsque la jeune femme se retourna, la boisson prête dans la main, elle surprit un jeune homme en train de voler plusieurs pâtisseries discrètement avant de repartir sans se retourner. Personne ne l'avait vu à part elle et elle mit quelques secondes avant de réellement réaliser ce qui venait de se passer, ça ne lui était jamais arrivée depuis qu'elle avait débuté ce travail. Rapidement, Kinga passa la commande à une des autres serveuses. «Je reviens, un truc à faire.» Elle se mit presque à courir, se faufilant entre tous les clients dans la file d'attente, sortant du café pour rattraper le jeune homme qu'elle avait vu quelques secondes auparavant désormais dans la rue. Ses collègues pouvaient bien se demander ce qui la poussait à sortir tout à coup, sa priorité était de le revoir. Quand enfin elle fut à son niveau, elle attrapa son bras pour qu'il se retourne vers lui. «Eh ! Je t'ai vu voler tout à l'heure ! T'es pas au courant que c'est quelque chose qui ne se fait pas normalement ? Ça se paye la nourriture si tu ne savais pas.» Un peu énervée, ça se ressentait dans sa voix, dans son ton et dans son regard. Il fallait mieux lui parler d'abord, peut-être que ce n'était pas un voleur tel que Kinga l'imaginait.

C’est qu’elle ne pouvait pas imaginer pourquoi les gens faisaient ça, pourquoi ? On pouvait sans doute penser que Kinga n’y connaissait rien, qu’elle était née avec tous les privilèges possibles et imaginables que la Pologne offrait. C’etait vrai, pendant un temps. C’est sûr qu’elle avait gardé de l’argent en venant ici. Mais désormais c’etait différent. Ce n’était plus une princesse, juste une fille comme tout le monde.

Pour la troisième fois en moins de deux mois, je viens de me faire virer du dernier job que j'avais réussi à dégoter. Tout ça parce que j'ai très légèrement abusé de l'accélérateur pour livrer une pizza dans les temps. De toute façon, quoi je puisse faire, ça me retombe toujours dessus. Accablé, je donne un coup de pied dans le cailloux qui a le malheur d'être sur mon chemin et le regarde rebondir sur plusieurs mètres. Les mains dans les poches, je pense à mon compte bancaire qui commence à tirer la tronche et à la liste de courses qui ne cesse d'augmenter. On manque cruellement de tout et mes sœurs comptaient sur moi pour ramener une paie ce mois-ci. Cette pensée me tire un rire amer. Je n'ai même pas de quoi acheter un sachet de pâtes, histoire de les rassurer et de leur montrer que non, la situation n'est pas si dramatique que ça. Mais au fond, comment pourrait-elle être pire ? Je n'ai pas un centime en poche, plus de travail, très certainement bientôt plus de toit et pour couronner le tout, je viens de sortir ma dernière clope du paquet. Et il est inutile de préciser qu'il s'agit, bien évidemment, de mon dernier. « Journée de merde. » dis-je tout en haut tout en m'acharnant sur mon briquet pour qu'il daigne de me donner ne serait-ce qu'une ridicule flamme. Mais rien. Le sort a décidé de s'acharner sur moi…

Je ne sais pas vraiment ce qui m'est passé par la tête, mais quand je suis passé à côté de ce café où, en vitrine, de nombreuses pâtisseries faisaient gronder mon estomac, l'envie a été plus forte. J'étais persuadé que ça nous remonterait le moral, à mes sœurs et moi et surtout que ça permettrait de leur faire accepter plus facilement les mauvaises nouvelles. Oui, je les achète avec des gâteaux, c'est quelque chose de mal ? J'ai passé la porte et j'ai tenté de me faire le plus petit possible, le plus discret. Mais ce n'était pas bien compliqué. Les clients discutaient bruyamment entre eux, les serveuses étaient trop occupées avec leur commande et personne ne se souciait d'un gars comme moi. C'était tout à mon avantage. J'avais promis d'arrêter, enfin, je l'ai promis plusieurs fois, sans jamais vraiment tenir ma promesse, mais c'est inscrit dans mes gènes, je n'y peux rien. Je me suis rapproché du comptoir et tout en prenant soin de ne pas être vu, j'ai dérobé trois muffins que j'ai emballés dans plusieurs mouchoirs avant des les mettre dans mon sac. Et je suis reparti comme je suis venu. Discrètement. Évidemment, je ne pense une seule seconde aux caméras et de toute façon, qui penserait à vérifier ? Sans me presser, je continue ma route, me félicitant presque d'avoir réussi mon coup sans fuir en courant. Mais au moment où j'allais tourner pour prendre la rue de droite, une main s'est posé sur mon bras, m'obligeant à me tourner. Je fronce les sourcils et observe de haut en bas, avec nonchalance, la jeune femme qui se tient devant moi. Je n'ai pas le temps de dire quoi que ce soit, qu'elle m'annonce qu'elle a tout vu. Je lève les yeux au ciel et d'un ton moqueur, lui réponds. « Et tu as fait tout ce chemin pour me donner ce merveilleux conseil ? À moins que tu aies déjà prévenu la police et dans ce cas-là, tu m'excuseras, mais il vaudrait mieux que je détale avant qu'ils me passent les menottes aux poignets. » Je lui fais un clin d’œil et dégage mon bras de son emprise, prêt à prendre mes jambes à mon coup au moindre bruit de sirènes.

Elle court un peu pour le rattraper, le jeune homme qui fait au moins dix bons centimètres de plus qu’elle. De plus, si l’envie lui prenait, il pourrait facilement piquer un sprint et disparaître avec les pâtisseries en poche. Inutile de préciser que Kinga n’est pas la plus sportive du monde, ou simplement des serveuses. Elle aurait pu envoyer la plus ancienne qu’elle connaît, qui lui a apprit toutes les différences entre les cafés et qui e drogue au sport. Ou alors pourquoi pas l’autre serveuse avec qui Kinga ne s’entend pas trop mal, un peu trop prétentieuse sur les bords mais pas méchante. Seulement avec des talons aiguilles, c’est sûrement dur de courir plus d’un mètre. Mais non, c’est Kinga qui y est allée parce que c’est la seule à avoir vu, à avoir observé cette étrange personne qui était entrée discrètement quelques minutes plus tôt. C’est la polonaise qui est sortie, celle qui cache à tout le monde qu’on l’a fiancé sans qu’elle ait le choix, avec son drôle d’accent européen et de nouvelles mèches qui s’échappent de sa coiffure fait à la va-vite ce matin. Elle marche vite, le rattrape, prend son bras, lui parle et espère réellement qu’il rendra la nourriture comme un gentil petit garçon. C’est qu’elle se croit dans un monde où tout le monde est sympa, faut croire. Mais alors sa réponse est totalement l’inverse.

En l’écoutant parler, la jeune femme se rend compte qu’elle était peut-être allée un peu vite dans ses actions. Elle n’a prévenu personne, encore moins pensée à la police même si ce ne sont que de vulgaires pâtisseries qui ont été dérobées ici. Peut-être qu’il pourrait en profiter pour la kidnapper ou la tuer pour s’échapper, imaginons. C’est vrai que son imagination est parfois trop farfelue. Non, peu de chances. Elle soupire. «Eh bien... Oui, c’est ce que j’ai fait. Ils arriveront vite. T’as l’habitude voler, peut-être et tu ne voudrais pas croiser de nouveau la police ? Pas assez d’argent pour t’en acheter honnêtement ? Ou alors t’as simplement oublié ton argent de poches ? » Quel mensonge. Pour essayer d’être un peu plus crédible, Kinga attrape son téléphone et le serre dans une main. Bien sûr, ce n’était pas très efficace mais sait-on jamais. «En plus, y a des caméras. » Ça aussi, c’était faux évidemment. Mais un mensonge en entraine un autre et si elle continue elle pourrait créer une histoire folle comme quoi des agents secrets protègent ce café contre des voleurs de muffins comme lui. Finalement, elle se rapproche d’un pas ou deux, histoire de ne pas le laisser filer s’il décide de prendre la fuite. Kinga lui fait les yeux doux, changeant un peu de tactique, peut-être qu’il craquera comme ça. Au fond, il a pas l’air méchant mais elle pourrait toujours demander une légère augmentation à son patron si elle réussit à avoir le dernier mot, c’est toujours bien vu ce genre de choses. Enfin, elle croit. Les états-unis ont encore beaucoup de choses mystérieuses.

Je l'observe, incapable de savoir si elle bluffe pour essayer de me faire peur ou si elle est sincère. Je partirais plutôt sur la première option, mais le doute s'empare de moi. Sûrement dû au fait que je n'ai aucune envie de me retrouver derrière les barreaux alors que je parviens à esquiver ce moment depuis longtemps. Si ça venait à arriver, tout le mal que je me suis donné pendant sept ans s'effondreraient comme un château de cartes et ça, il en est hors de questions. Même si ce n'est pas tous les jours faciles, je refuse de laisser mes sœurs remettre ne serait-ce qu'un orteil chez notre oncle et notre tante. Et il en est de même pour moi. Même la prison serait plus agréable à leur toit. Je serre les poings, à l'affût du moindre bruit suspect. « La notion d'argent de poche m'est inconnu et autant te dire que tu fais fausse route pour tes deux autres suppositions. Une chose est sûre, toi, tu ne feras pas carrière dans la police. » Et par ailleurs, c'est tant mieux pour moi. Une chance en plus pour m'en sortir. Je la dévisage de haut en bas lorsqu'elle reprend la parole. «En plus, y a des caméras. » Là, je soupire d'agacement. Je savais que j'aurais dû faire du repérage avant de me lancer dans une pareille action. D'autant plus qu'avec mes idioties, personne n'aura de pâtisseries ce soir. C'est ça mon véritable problème, j'agis trop sur un coup de tête pour m'en sortir sans m'attirer d'ennuis. Je croise les bras sur mon torse, de plus en plus persuadé qu'elle m'a raconté des crack sur la police et bizarrement, ça me fait éprouver une sorte de sympathie. Mais alors très légère la sympathie. « Écoute, ces muffins, c'est une histoire de quoi… ? Six dollars ? Tu pourrais faire un petit geste commercial et dire que c'est un cadeau de la maison. » J'essaie de gagner du temps, par tous les moyens, de l'embobiner au possible, qu'elle baisse sa garde et qu'elle me laisse fuir sans me courir après, parce que je ne doute pas une seule seconde que si elle me voit partir en courant, elle me suivra jusqu'à chez moi. Elle est peut-être même prête à nous regarder manger ces gâteaux et à me coller aux basques jusqu'à ce que je lui donne l'argent que je lui dois. Je peste entre mes dents. Une vraie plaie cette fille ! « Alors ce que je te propose, c'est qu'on reprenne tous les deux notre petite vie tranquille et sans histoire. Enfin, surtout pour toi. Tu retournes travailler, je rentre chez moi, je déguste ces délicieux muffins avec mes sœurs tout en pensant à toi et comme je suis de bonne humeur, je te fais la promesse que je te remercierais pour m'avoir laissé filer. Et dans le cas contraire, si tu comptes t'attacher à moi comme une sangsue, grand bien te fasse, mais j'ai des sautes d'humeurs ces temps-ci et je pourrais devenir méchant. » Je la regarde avec un petit sourire narquois sur les lèvres. En vérité, je n'ai jamais fait de mal à qui que ce soit. Malgré mes quelques délits, il me reste des principes et encore plus lorsqu'il s'agit d'une fille. J'espère juste lui faire peur, mais bizarrement, j'ai l'impression que c'est loin d'être la meilleure tactique…

Si on connaissait Kinga et sa précédente situation, on pourrait évidemment croire qu’elle regorge d’argent et se noie dans les billets jusqu’à ne plus pouvoir respirer. Seulement, croyez le ou non, son père était très dur avec sa fille unique et ne lui permettait pas de faire n’importe quoi. La famille avait pas mal d’argent mais Kinga n’avait jamais connu ce genre de séances shopping où ne pas regarder les prix était la chose la plus normale. Certes, elle ne manquait de rien mais il fallait toujours faire attention. En déménageant, elle avait réussi, avec l’aide de son frère, à réunir pas mal d’argent. Ça lui faisait également assez peur de découvrir la réaction qu’il aurait en la vouant revenir en Pologne. Enfin ça, c’était si elle revenait. Alors même si elle avait assez pour se permettre de pas trop travailler, il fallait prévoir et ne pas tout dépenser. « J’ferais peut-être pas carrière dans la police mais en tout cas, toi t’es nul comme voleur !  Et si t’as du mal à payer, trouve toi un boulot, c’est comme ça que ça marche pour la plupart des gens. Même moi, j’ai dû en trouver un. » Elle soupire, repensant à la douce époque d’insouciance où le travail était une idée abstraite. C’était il n’y a pas si longtemps à bien regarder, mais Kinga avait la nette impression que c’était une éternité. Et elle avait pas fini. Mais concrètement aux autres jours parfois assez ennuyants, aujourd’hui y avait de l’action grâce à lui. « J’vais pas perdre mon boulot pour un gars, même s’il a l’air sympa, mignon et désespéré. Avant j’en aurais pu mais plus maintenant. » Faire un effort aurait été possible, c’était pas grand chose après tout. Six dollars de sa poche et ni vu ni connu, chacun repartait de son côté. Sauf que si ça se savait, au revoir Kinga. Que faire ? Elle réfléchit un peu, croise les bras et le fixe. Dans un sens elle tenait à avoir le fin mot de l’histoire mais de l’autre côté, il paraissait si désemparé. Avait-il cru au coup des caméras ? Ça serait incroyable. « J’te crois pas. Enfin, je veux dire pour la méchanceté. T’as définitivement pas le profil du méchant voleur qui kidnappe les serveuses. Je sais pas quoi faire, je ne peux tout de même pas te laisser partir... Ça se trouve, des sœurs, t’en as même pas et c’est juste pour avoir de la pitié. Toute façon j’ai presque terminée, j’ai tout mon temps pour te convaincre. Je peux t’accompagner jusqu’à chez toi, tu me donnes de l’argent et promis, ensuite je repars ! T’en penses quoi ? » Énervante jusqu’au bout cette européenne. Nouveau soupir. Sur le moment, elle n’a vraiment aucune idée de la marche à suivre. C’est bien la première fois que cela lui arrive. Pourvu qu’il prenne rapidement une décision à sa place.

Je croise les bras sur mon torse et hausse un sourcil. Non, je ne suis pas nul comme voleur. J'ai juste perdu la main. C'est ça d'essayer d'être civilisé et de rentrer dans les rangs. Ou alors c'est simplement que je suis plus doué pour voler de l'argent. Ou alors un complot des pâtisseries ? Je ricane légèrement avant de lui répondre, d'un ton hautain. « Je volais déjà avant que tu apprennes à marcher. J'avais juste… prit ma retraite. Tu devrais être indulgente et reconnaître à sa juste valeur mes talents. » Je secoue la tête en l'entendant me donner des conseils. Elle ne pourrait pas simplement retourner servir les clients et me laisser décamper ? Remarque, je pourrais aussi prendre mes jambes à mon cou, mais bizarrement, chercher des noises à cette fille est une distraction qui mérite de rester. « Écoute princesse, tu as peut-être eu la chance de trouver un boulot grâce au piston de ton très cher père, mais tu vois, il y a des personnes sur cette Terre qui ne naissent pas avec une cuillère en argent dans la bouche. Alors si tu pouvais seulement cesser de me juger, je pense que ce serait bénéfique autant pour toi que pour moi. » Je jette un coup d’œil à ma montre avant de soupirer. Voilà, je suis en retard de cinq minutes et je vais me faire tuer par mes sœurs. Quand elles sont à deux contre moi, je ne peux rien faire. De vraies furies. « J’vais pas perdre mon boulot pour un gars, même s’il a l’air sympa, mignon et désespéré. Avant j’en aurais pu mais plus maintenant. » Cette phrase à le don de me faire sortir de mes pensées. Je relève la tête vers la jeune femme et penche la tête sur le côté, les yeux pétillants de malice. « Sympas et mignon, oui. Mais alors désespéré, certainement pas. » Quoi qu'un peu quand même. Mais ça, j'ai déjà dû mal à me l'avouer alors à une parfaite étrangère, il n'y a aucune chance. « Mais merci, je vais prendre ça pour un compliment. » Mais tout ça, c'est très mignon, mais il faut impérativement que je trouve un moyen de me tirer d'ici. Le soucis, c'est comment ? J'en ai déjà déduis qu'elle n'avait pas prévenu la police sinon, ils seraient déjà là. Ou alors ils viennent à dos d'escargot, mais ça, j'en doute. Je commence à m'agacer et je sens mon téléphone vibrer dans la poche arrière de mon jean. Je n'ai pas besoin de voir le numéro s'afficher sur l'écran pour savoir qui c'est. Je vais en prendre pour mon grade en rentrant. Je regarde autour de moi, cherchant une issue, un moyen de la semer, mais même avec ça, qu'est-ce qui me prouve qu'elle ne montrera pas les vidéos de surveillances – si vidéos de surveillances il existe – pour me balancer à la police ? Je tente une dernière fois de lui faire comprendre que je pourrais devenir méchant, mais elle ne mord pas. Tant pis… « Ça se trouve, des sœurs, t’en as même pas et c’est juste pour avoir de la pitié… » Je la regarde du coin des yeux. Je suis voleur, mais pas menteur. « Oh, crois-moi, avoir ta pitié est la dernière chose que je souhaite. Et si ça avait été le cas, j'aurais dit autre chose. » Je fais mine de réfléchir avant de reprendre la parole. « Comme par exemple que je vis seul avec ma grand-mère mourante. Et que ces pâtisseries sont pour lui souhaiter son anniversaire. » Je termine en haussant les épaules. Cette fois, c'est décidé, je me tire. Je m'apprête à filer quand elle m'apprend qu'elle a presque terminé son service et qu'elle peut m'accompagner jusqu'à chez moi. Cette fille est une vraie plaie ! Je serre les poings passe une main dans mes cheveux et capitule, énervé. « Ok ! C'est bon, tu as gagné ! Tu n'as qu'à m'accompagner chez moi. Puis peut-être que comme ça, tu pourras vérifier si je te mens à propos de mes sœurs. » Je fronce les sourcils et ajoute. « Mais tu prends le risque que je te séquestre. Tu ne pourras pas dire que je ne t'ai pas prévenu. » Je m'appuie contre le mur d'une boutique. J'aurais besoin d'une cigarette. « Tu n'as qu'à aller rendre ton tablier, je t'attends ici. » Enfin, pas dit. Je pourrais aussi m'enfuir en courant.

« Avant que j’apprenne à marcher ? J’suis sûre qu’on a le même âge et qu’on a apprit ce genre de choses en même temps. Je suis indulgente, je te signale. Sinon tu serais déjà en train de te faire arrêter pour vol, j’suis sympa et je t’ai même pas dénoncée, pour tout dire. Je ne pense simplement pas que voler est un super talent, désolé. » Elle en avait des talents, elle aussi. Des pas très intéressants, cependant. Savoir calmer le bébé qui vivait dans l’appartement à côté du sien si besoin en était un qui lui sauvait vraiment la vie. Ou alors cuisiner sans faire tout brûler ou vendre des cafés, ça compte ? C’est vrai que sa vie n’était pas très passionnante, voir même pas du tout, mais c’était la seule qu’elle avait alors il ne fallait pas la gâcher. Elle fait semblant de ne pas l’écouter mais lorsque le surnom "princesse" lui arrive aux oreilles, Kinga tourne la tête et fronce les sourcils. « Alors, premièrement, ne ne juge pas ! Tu peux pas dire ça. En plus, ce boulot je l’ai trouvé tout seule sans l’aide de personne. Mon père m’aide pas, ça lui ferait trop plaisir que je demande de l’aide. Une famille avec trop d’argent, ça craint, crois pas que c’est toujours génial. » Voilà qu’elle se met à raconter sa vie, la petite Ilinski. C’est sûr et certain que ça n’intéressera pas le jeune homme et qu’il se fiche certainement de ses petits problèmes mais c’est comme sortie tout seul, et elle dû se contrôler pour ne pas continuer à raconter sa misérable vie de bourgeoise. Mais lui aussi a évoqué des choses personnelles, alors ça ne compte pas, si ? « Eh bien.. De rien pour le compliment ? Je crois. J’sais pas. » Elle savait pas grand chose en ce moment, c’est vrai. Mais elle avait besoin d’en savoir plus sur lui, ce jeune homme qui se tenait devant elle depuis maintenant plusieurs minutes. Il l’intriguait fortement dans un sens, elle sentait qu’il était honnête en parlant de ses sœurs mais l’envie de ne pas le lâcher pour l’instant était trop présent. Elle voulait découvrir une nouvelle personnalité dans cette grande ville où elle avait eu un peu de mal à s’adapter au tout début, même si c’était un petit voleur de pâtisseries. « Ça aurait été sûrement une histoire touchante pour qu’on ait pitié de toi mais trop prévisible je pense. Apprends à inventer un peu mieux. » Elle sourit un peu plus sans aucune raison. Pourquoi est ce que Kinga avait décidé de se prendre pour un justicier du café et de poursuivre littéralement un inconnu pour simplement de la nourriture. Elle perdait clairement son temps, heureusement qu’elle n’avait rien à faire ensuite après le travail.

Lorsqu’il lui propose enfin de l’emmener chez elle pour voir ses sœurs et l’endroit où elle habitait. Ce n’était pas la première fois qu’elle sortait mais évidemment la première fois qu’elle se rendait chez un inconnu dont elle ne connaissait même pas le prénom. « Cool, ça va être sympa comme aventure, s’il on peut dire ça. Je m’en fiche des risques, de toute façon personne ne me rechercherait, ma famille n’est pas ici. Tant pis pour toi. » Elle sort très rapidement son téléphone,  acheté avec l’argent qu’elle a presque volé à son père, et tape frénétiquement un message à une de ses collègues pour lui prévenir qu’elle allait garder son tablier un peu plus longtemps que prévu, qu’elle le ramènerait en sécurité le lendemain en allant au travail. La seule raison de ce message était le fat qu’elle ne voulait pas quitter ce garçon des yeux, au cas où il déciderait de s’enfuir. Elle était coriace, un peu trop évidemment, chiante aussi, fallait le dire. Elle se met en marche, l’invitant d’un signe de tête à la suivre bien qu’elle ne connaissait pas le chemin jusqu’à son appartement. « C’est arrangé. Je le garde jusqu’à demain. On y va ? Au fait, je m’appelle Kinga, te moque pas parce que c’est polonais. »

Ça m'écorche la gorge de l'avouer, mais elle marque un point. On doit sensiblement avoir le même âge si ce n'est pas le même. Mais ça, on ne le saura pas tant qu'aucun de nous ne donnera son année de naissance. Quoi qu'il en soit, je retiens surtout que quoi que je puisse dire, elle aura toujours réponse à tout. Je l'aime bien cette fille. « Tu n'as qu'à considérer ça comme une expression. » Je lève les yeux vers le ciel, loin d'avoir envie de lui laisser le dernier mot. Je n'ai pas l'habitude qu'on me rembarre avec autant de facilité et encore moins qu'une fille me tienne tête. Excepté mes sœurs, évidemment. « Oh oui… C'est sûr que je suis en compagnie de la fille la plus sympa de tout le pays. Tu veux une médaille pour ça ? Ou un trophée peut-être ? » dis-je de façon ironique. Je préfère ne pas répondre à sa pique concernant mon talent de voleur. Une fois encore, elle marque un point. Enfin, un demi-point. Parce qu'à part voler, je ne sais rien faire d'autre. Je suis qu'un incapable et dérober des biens à autrui, c'est la seule chose qui me reste pour vivre. Quoi que je fasse, je foire lamentablement. Je suis presque sûr que je réussirais à faire crever un cactus et pourtant, ce n'est pas facile à tuer ces trucs-là ! Même quand j'essaie de faire les choses biens, quelque chose dérape. Je dois être comparable à un cas désespéré. Piqué au vif, j'ai le malheur de l'appeler princesse. Simple vengeance. Une envie de lui faire comprendre qu'on ne vient pas du même monde. Je la dévisage un instant pendant qu'elle m'explique que non, elle n'a pas trouvé ce travail grâce à papounet et que contrairement à ce que je peux croire, vivre avec de l'argent n'a rien de génial. Je manque de m'étouffer devant cet aveux. « Pitié. » Je me masse les tempes et pousse un soupir. « Tu sais ce qui n'est pas toujours génial aussi ? De vivre sans avoir un sous en poche. » Non pas que je sois le plus à plaindre. J'ai de la chance d'avoir un toit, aussi pourri soit-il, que mes sœurs puissent manger à leur faim, même si ça implique de la privation de ma part et surtout qu'on soit tous les trois ensemble. Parce que ça n'a pas toujours été le cas. Et être séparé, c'est sans aucun doute ce qui a été le plus dur à vivre et à accepter. Je détourne le regard, évitant de lui montrer ma vulnérabilité et laisse fuir ses pensées du passé le plus loin possible. « Parfois, les choses les plus prévisibles sont les plus réelles de toutes. »  Je la regarde du coin des yeux avant de lui proposer de venir chez moi pour juger d'elle-même. Je me mords la langue aussitôt après lui avoir proposé ça. Pourquoi ? Juste pourquoi ? J'ai raté l'occasion de me taire. Je l'informe que je l'attends là, le temps qu'elle aille poser son tablier, mais malheureusement pour moi, elle prévient une de ses collègues à l'aide de son portable. Génial. Moi qui espérais filer en douce, je viens de me faire prendre à mon propre jeu. Faut que je trouve un moyen de me débarrasser d'elle en route. Coûte que coûte ! Je lui lance un regard glacial et note dans un coin de ma tête ce qu'elle vient de m'apprendre sur sa famille. Peut-être que je me trompe sur elle ? Ou peut-être pas. Au fond, ça m'est égal. Je la regarde ouvrir la marche, ce qui me renfrogne et m'oblige à accélérer le pas pour la rattraper. « Au fait, je m’appelle Kinga, te moque pas parce que c’est polonais. » Un sourire en coin naît sur mon visage. « Loin de moins l'idée de me moquer. » En vérité, je trouve ça plutôt mignon, mais je ne suis pas stupide au point de lui avouer. Je sais maintenant d'où vient son petit accent et ça le rend encore plus agréable. « Moi c'est Oliver. » Pour la première fois depuis treize ans, je remercie mes parents silencieusement. Avoir un prénom américain et non français m'évite de trop en dévoiler à mon sujet. Je sors mon téléphone et tape un SMS rapide à Emma, ma plus jeune sœur, pour l'informer que j'arrive et que je ne serais pas seul. J'imagine déjà sa tête. Je n'ai pas l'habitude de ramener des filles à la maison. En fait, je n'en ai même jamais ramené. Par principe, par peur, par manque de temps. Je n'en sais rien. Mais une chose est sûre, cette fille est en train de bouleverser ma vie et je ne suis pas certain d'y être préparé. « On sera chez moi dans une quinzaine de minutes. » Cette information n'a rien d'utile, mais avec un peu de chance, elle prendra peur en se rendant compte du temps qu'il lui reste à passer à mes côtés.

Kinga ne répond tout d’abord pas à la première phrase du jeune homme, de son expression. Mais elle sourit quand même. Peut-être qu’il est plus vieux, ou bien plus jeune. Mais il n’a pas l’air, et il la domine déjà simplement par la taille. « Pas la plus sympa mais très gentille quand même. Une médaille suffira, merci. » Kinga rigole cette fois, mais s’arrête vite. Elle met les mains dans les poches de son jean tout en marchant, elle aurait peut-être dû prendre une veste, mais elle continue sans rien dire. Pourtant il fait pas forcément très froid, en tout cas bien moins qu’en Pologne. Finalement elle y pense souvent à son pays natal, ça lui manque toujours un peu. Mais les états-unis c’est sympa, on fait des rencontres inattendus comme celle-ci. Ce sera sûrement pas la rencontre du siècle, ils ne seront sûrement même pas amis vu toutes leurs différences qui les séparent. Elle parait un peu gênée lorsqu’elle se fait dévisager de la sorte. C’est vrai que ça peut être étrange de se plaindre comme ça du fait d’avoir de l’argent. La plupart des gens aimeraient être riches, ou du moins assez aisés. En soi, Kinga, ça ne la dérange pas. Mais pour son frère et son frère aîné, c’est plus que ça, ce sont des traditions à respecter, des noms de famille puissants à léguer, des mariages encore forcés visiblement et Kinga en sait quelque chose. « J’dis pas que c’est pire de pas en savoir. C’est juste que... Ça change les gens d’avoir autant d’argent. Pour certain, c’est plus important que ça. » Référence à son père. Heureusement, sa mère est bien différente. Sinon, cela aurait été difficile à vivre durant toutes ces années. « Maintenant monsieur se la joue philosophe ? Mais c’est pas faux. Et c’est bien dit. » Elle hausse les épaules et marche un peu plus vite en se rapprochant de lui de quelques centimètres à peine, pas trop. Au moins, s’il tente de s’enfuir, elle pourra le rattraper plus vite. Elle n’a pas non plus envie de se perdre, y a encore des coins en ville qu’elle ne connaît pas parfaitement. « Tant mieux alors. Oliver... Je trouve ça sympa. Et c’est pas polonais au moins, j’aime bien. »

Plus le temps passe, plus elle réfléchit à d’autres sujets de conversation. Ça passait plutôt vite ces quinze minutes de marche, un peu silencieuses à la fin mais ça allait. Au fond, il ne paraissait pas trop méchant, elle y a pensé au moment où elle a su son nom. Sinon elle l’aurait déjà remarqué. « Laisse tomber, j’te les offre ces gâteaux. C’est bon. » Elle a finit par briser de nouveau le silence. Après tout ce qu’elle avait fait pour lui faire payer, Kinga avait finalement décidé que c’était trop tard et que ça n’en valait plus la peine.

Je la regarde et un sourire né sur mon visage. J'aime bien qu'elle me tienne tête et possède réponse à tout. Faut avouer que c'est bien plus amusant d'avoir des réponses à ses piques plutôt que quelqu'un qui baisse la tête, détourne le regard et s'avoue vaincue à la première réflexion de ma part. Je pourrais presque tomber amoureux. Je dis bien presque. Parce que de un ; je n'ai pas le temps pour ces conneries et de deux ; être en couple, c'est une vraie source d'emmerdes. Et puis dans ma situation, ce ne serait certainement pas une bonne idée. Je n'ai pas l'intention d'arrêter toutes mes activités illégales et encore moins de me plier aux désirs d'une fille. Faudra qu'elle m'accepte comme je suis et pour ça, il faudrait trouver la perle rare. Je ne suis pas sûr que ça puisse exister quelque part dans ce monde. J'avance tête baissée et l'écoute me dire que l'argent change les gens. Là-dessus, je suis bien d'accord. Ou du moins, en partie. Mon oncle était déjà un connard et c'est bien pour ça qu'on allait jamais chez eux quand nous étions mômes. Nos parents n'avaient pas envie que nous les côtoyons trop longtemps. Mais quand ils ont touché cette belle somme pour nous venir en aide, ainsi que l'héritage que nos parents nous ont laissé avant de disparaître, il s'est transformé. Il est devenu avide des jeux et a tout liquidé. Même ce qui nous revenait. Rien que de penser à toute cette histoire, j'en ai la nausée. « Les gens peuvent devenir salaud juste pour un billet… » Je marmonne, mais je sais qu'elle m'a bien entendu. Je soupire avant de reprendre. « Mais vivre sans fric dans les poches, ça change quelqu'un aussi. » Je me suis posé cette question une bonne centaine de fois. Comment serais-je si je n'avais pas connu la précarité ? J'étais déjà un adolescent un peu rebelle, mais je n'avais jamais rien fait d'illégal ou alors juste deux ou trois conneries que tout le monde pourrait faire. Je ne pense pas que je serais tombé dans la drogue et encore moins dans le vol. Gamin, j'étais loin, très loin, d'avoir ce genre d'avenir. Pourtant, pour survivre dans ce monde de taré, j'ai dû faire des choix et malheureusement, j'ai prit la solution de facilité et surtout celle qui me permettrait de mieux gagner ma vie. C'est ce qui nous a permis, à l'époque, de soigner Emma. Mais maintenant, c'est retour à la case départ. Au final, rien n'a vraiment changé. On vit toujours dans un appartement miteux, on mange des conserves où les aliments ont, la plupart du temps, un aspect douteux et dans mon cas, ça fait bien cinq ans que je traîne les mêmes vêtements. Heureusement, la mode est loin d'être un sujet qui m'intéresse. Après de brèves présentations, j'accélère le pas. J'ai prit note dans un coin de mon esprit qu'il devait se passer quelque chose en Pologne pour qu'elle soit ici et garde une certaine amertume envers son pays natale. Je poserais la question plus tard si l'occasion se présente. Je n'ai pas envie qu'elle pense que son histoire m'intrigue.

Nous marchons depuis presque quinze minutes dans un profond silence lorsqu'elle vient le percer. « Laisse tomber, j’te les offre ces gâteaux. C’est bon. » Je m'arrête et fronce les sourcils avant de me tourner vers elle. « Sérieusement ? » Je la dévisage pendant quelques secondes encore avant de reprendre ma route. Je suis tenté de la laisser en plan maintenant qu'elle s'avoue enfin vaincue, mais ce ne serait pas galant de ma part. Même si je n'ai rien du gentleman. « Qu'est-ce qui t'as fais changer d'avis ? » Je bifurque sur la droite et lui montre l'immeuble d'un signe de tête. Vue de dehors, on pourrait croire qu'il est sur le point de s'écrouler. Mais vue de l'intérieur, c'est encore pire. « C'est là. »