☾ En y réfléchissant bien, je n’ai sans doute jamais été aussi naïve de toute mon existence en pensant que je pouvais quitter la Pologne et recommencer une petite vie tranquille à San Francisco. Sauf que ce n’est pas la raison de mon départ de Cracovie, et je suis obligée de me le répéter à chaque fois que la pensée intrusive fait irruption dans mon esprit. Non. Je n’ai pas vraiment décidé de quitter la vie que j’avais réussi à me construire juste parce que j’avais besoin de nouveau. J’ai fuis tout ce que je connaissais parce que mes parents avaient mis ma vie en danger – cadeau ultime et tout à fait à l’image de ce qu’ils ont été pour leurs enfants. Mais j’ai commencé à croire à la vérité masquée que j’offre aux personnes que je rencontre ici. J’ai commencé à me laisser berner par le fait que tout va bien, que j’ai réussi à me forger de nouvelles amitiés solides, une place respectée au travail, un embryon de famille recomposée qui fonctionne à merveille. J’ai vite oublié que mon choix aurait des conséquences parce que Piotr s’en sortait très bien sans moi, et le déchirement de ne plus être aussi proche de mon frère a vite été consolé par l’exaltation de ma nouvelle relation avec Bart. Plus occupée de découvrir qui était cette nouvelle Mila, oubliant de me débarrasser du fantôme de l’ancienne.

La vie a continué à Cracovie, et les dettes de mon père auprès des délinquants n’ont été remboursées qu’avec la vente de leur maison. Ça fait des années que je ne la considère plus comme la mienne, cette maison, mais ça reste un symbole qui s’envole. Le fait que mon petit frère se soit retrouvé mêlé à ça – de loin, pour aider à débarrasser et trier les affaires, mais tout de même trop près pour moi – m’agace plus que tout. Le départ de Dawn m’a vite ramené les pieds sur terre. La petite famille trouvée me rappelle celle que j’ai quitté, celle que j’ai toujours eu et pour qui j’ai tout donné mais celle aussi que j’ai abandonné. J’ai laissé mon petit frère derrière moi et je ne suis plus capable de le protéger de quoi que ce soit. La question me tourmente depuis des jours, maintenant. Tout aussi intrusive. Et si je rentrais en Pologne ? La liste penche beaucoup plus vers les contres, la décision ne devrait même pas demander plus de cinq secondes de réflexion. Il suffit pourtant d’un message de Piotr pour que je reparte dans une spirale de doutes. Et si les choses s’étaient véritablement arrangées, là-bas, et que le danger était moindre. Et si j’embarquais mon frère ailleurs qu’à Cracovie, loin de nos parents. Et si partir n’était pas le choix que j’aurais dû faire, finalement. Retourner en Pologne, ça veut dire abandonner tout ce que j’ai pu découvrir, trouver et construire à San Francisco. Trop de choses à perdre. Et pourtant, l'hésitation est présente malgré tout. Cette fois, c'est la famille que j'ai toujours rêvé d'avoir que j'abandonnerais. Je n'aurais pu profiter de ma meilleure amie que quelques mois. C'est aussi et surtout des amitiés débutantes mais importantes, et Bart... Une toute autre histoire.

Bart qui me rappelle à l'ordre, alors que j'ai décroché de notre conversation environ dix secondes après lui avoir demandé commencé s'est passée sa journée. « What?! » Sortir de mes pensées est un peu brutal, je relève la tête les sourcils froncés. J'ai entendu mais je n'ai rien écouté, je ne suis pas capable de me souvenir de quoi que ce soit. Je hoche négativement la tête, essayant de me détendre au passage. « Sorry, what? » Je répète, plus doucement cette fois.

☾ « Yo! Mila! » Et bim bim bim ça claque sous mes yeux, comme des feux d’artifice mais version Broadway – agacé. Je suis clairement coupable et ça fait plusieurs minutes que je n’écoute plus rien, il n’empêche qu’il est la douceur incarnée, Bart. Ma première réaction est abrupte et ça le fait hausser les sourcils. Si je n’étais pas aussi fautive je m’en amuserais presque. Mais je le suis, alors je reste calme. C’est d’ailleurs l’adjectif qui décrit le mieux l’ambiance, pour une fois, avec une conversation presque inexistante et une concentration certaine. Ça ne me dérange pas, ça fait du bien un peu de calme, mais ça peut être sympa de lui répondre lorsqu’il me discute aussi. « I don’t know, you tell me? » Mes yeux se plissent légèrement, l’envie de répéter trop irrésistible pour que je n’y cède pas. « Tell you what? » Ou peut-être que c’est le seul mot d’anglais que je maîtrise aujourd’hui. Est-ce que je suis censée avoir une véritable réponse ou est-ce qu’il pointe du doigt mon inattention ? Je ne sais pas, donc, quoi. Bart se lève pour éteindre la console et ranger la manette et je le regarde faire les lèvres pincées. « You’re not here with me. It’s the second time that you get lost somewhere in a parallele universe. » Et finalement, il n’est pas tellement loin de la vérité. L’univers parallèle pouvant être celui où je n’ai jamais mis les pieds à San Francisco, bien que le scénario qui m’angoisse est plutôt celui où je m’apprête à quitter la ville. « Sorry. » Ah pardon, non, je maîtrise deux mots aujourd’hui.

Il reprend sa place sur le canapé et me pousse à m’installer plus confortablement, plus contre lui, ce que je fais en lâchant un léger soupir d’aise – et un qui veut dire ‘eh désolée’, mais si je me répète il est capable de râler. Je laisse mes doigts s’entrelacer avec les siens, sourcils légèrement froncés, alors que mon autre main vient me servir d’appui-tête. « You’re really quiet today… What's wrong? » Tout et rien n’est pas une véritable réponse, je pense beaucoup trop à tout foutre en l’air et retourner en Pologne n’est pas celle qu’il a envie d’entendre. Je réfléchis quelques secondes, essayant de trouver la meilleure manière de formuler mon état d’esprit sans trop en révéler non plus. « I don’t know… I think I’m homesick. » Je finis par lâcher en haussant les sourcils. C’est ce qu’il m’arrive, dans le fond, même si ce n’est pas tant la Pologne ou Cracovie où la vie que j’ai laissé qui me manque. Je ne suis pas fan des États-Unis pour de nombreuses raisons, mais ça reste ma terre d’accueil et San Francisco est une ville très agréable – une fois habituée au brouillard – et j’aime bien ma vie ici. « It’s nothing, I just miss my brother. » Il est surtout là, le problème. Je me sens encore et toujours coupable d’être partie et d’avoir laissée Piotr derrière moi. Même s’il s’en sort bien, mieux que je ne l’aurais espéré sans doute, il y a toujours la menace des parents qui plane. Et moi, pour la première fois depuis toujours, impuissante. Je hoche légèrement la tête, laissant passer un autre souffle agacé avant de planter mon regard dans le sien et presser doucement ses doigts entre les miens. « But I’m with you now. » Je dis, déterminée, réalisant seulement en le prononçant le double-sens de ma phrase. « What have I rudely ignore? » Sa journée était peut-être nulle et je n’ai peut-être pas assez réagit, ou alors il m’a posé une question et- C’est ça, il a parlé de dimanche. Il n’a pas répondu à ma question que je suis déjà en train de grimacer de la sienne, en retard ou en avance. C’est bizarre de me projeter, maintenant. Je ne sais pas, je crois que je suis vraiment perdue entre plusieurs univers parallèle, accessibles seulement par une décision – qui devrait déjà être prise et même pas discuté.

☾ Je sais que je ne devrais pas regretter autant d’avoir quitté la Pologne, et ce n’est pas vraiment le cas. Je n’ai pas vraiment le mal du pays, j’ai plutôt le mal de ma vie d’avant et surtout de qui j’ai laissé derrière. C’était à prévoir, évidemment, et même si je n’en suis pas surprise j’en suis quand même agacée, incapable de m’en défaire depuis plusieurs jours, incapable de me satisfaire de ce que j’ai. Je n’ai pas spécialement envie d’en parler à Bart, mais j’ai été trop absente pour qu’il le laisse passer alors j’essaie de formuler mes troubles du mieux que je peux – sans grand succès de toute évidence. Je n’aime pas l’air contrarié que prend son visage, j’ai comme l’impression de le trahir d’une certaine manière. Ou peut-être que je me projette, parce que je ne suis pas simplement perdue dans le passé mais que je me noie dans les hypothèses de l’avenir. « Since when? » Je souffle lentement par le nez, essayant de rester calme. Pas pour m’énerver, plutôt pour ne pas me mettre à pleurer. « Since Dawn left. » C’était l’arrivée des nuages, le départ de ma meilleure amie. À peine retrouvée et déjà partie, me laissant avec ses parents qui me rappellent tout ce à quoi je n’ai jamais eu le droit. Et l’absence d’une sœur de cœur qui rouvre la douleur de celle de mon petit-frère. Ça, il faut que j’arrive à vivre avec – ou plutôt sans, et c’est bien mon problème depuis mon arrivée à San Francisco. « It’s not nothing. He’s your brother and it’s been months since you haven’t seen him. » Ey, merci, j’en ai bien conscience. Mes lèvres s’étirent dangereusement vers le bas – il enfonce le couteau dans la plaie, là, un peu – et je serre les dents. « I’ll get over it, it’s nothing. I’m fine. » Têtue, mais je n’ai pas vraiment le choix de toute façon… Non, je n’ai pas le choix. Il faut que j’intègre ça aussi, apparemment.

J’essaie de reporter la discussion sur ce que j’ai loupé, mais Bart a l’air énervé et mon rythme cardiaque s’emballe. J’ai pas envie de gâcher ça. « Nothing important. Forget it, really. » Mais je crois que c’est déjà trop tard. Je hoche quand même la tête. « No, come on. Was is about Sunday? » Je le presse un peu. Dimanche, le repas avec sa famille. La première invitation a finalement été déclinée, parce que bien trop tôt, un poil trop stressante et que niveau timing je sortais d’une garde de 24 heures la veille. J’aimerais rencontrer les Wiley avec la tête sur mes épaules, pas dans mon lit. J’ai beau être têtue, il l’est également. « You can’t be here if your thoughts are always escaping somewhere else. » Je presse mes lèvres l’une contre l’autre pour éviter de soupirer, relâche sa main et me laisse reposer contre l’autre dossier du canapé. Pourquoi est-ce que ça part en… Début de dispute ? J’en sais rien, mais la discussion n’est pas tranquille, je me sens stressée et je n’aime pas ça. « Bart, I said I’m fine. » J’ai compris que j’ai merdé et que le sujet est délicat alors je ferais attention – et j’ai pas spécialement envie d’en parler non plus, parce qu’il est délicat pour lui comme pour moi. « Mila… » What again? Je hausse un sourcil, l’implorant du regard de lâcher le sujet. « Are you considering to go back there ? » La réponse devrait être simple : non. N’importe quoi. Mais ce n’est pas vrai. Je ne considère pas réellement retourner à Cracovie, mais j’y pense. Il y a un petit chemin entre les ‘et si’ et le ‘comment’, j’ose espéré ne pas l’avoir déjà franchi.

Je reste silencieuse, en attendant, incapable de répondre à sa question. Ce serait rendre trop réelles les pensées de ces derniers jours. Je ne m’y résous pas. « If you do, you’ll throw yourself into the lion’s den. » Merci, ça aussi je le sais. Je remonte mes jambes contre moi et les entoure de mes bras. « I know. » La voix est plus douce que ferme. Si je le sais, pourquoi est-ce que j’y pense quand même, alors ? « Before you answer, I know, you’re not stupid. But please, don’t do this. » Petit soupir excédé, yeux levés au ciel avant qu’ils ne se reposent sur le visage du sauveteur. « I’m not- » Pas le temps de terminer. « …Or let me come with you. » Le silence, et mon estomac qui se contracte trop fortement sous l’émotion. Putain. Il peut pas me faire ça. Je ne peux pas envisager de rentrer en Pologne, et encore moins de l’emmener avec moi. Gâcher ma vie et prendre des risques, c’est mon problème. Gâcher la sienne avec pour seule raison qu’on s’est attaché l’un à l’autre… Je sais, je me doute, non j’en sais rien, mais il ne peut pas le penser réellement. Une vaine tentative de me retenir, alors que je ne pars même pas, j’en sais rien. Mes sourcils se froncent, je me sens trembler de l’intérieur. « Bart. » Qu’il vienne avec moi, si je venais à partir n’a jamais été et ne sera jamais une option. « You can’t come with me. Your whole life is here. Cracovie doesn’t have an ocean for you to dive in, we don’t have football, you don’t speak polish… There is nothing for you there and you’d hate it » Nothing for him beside me, mais c’est un rôle trop important pour moi et une raison trop injuste et égoïste pour lui. Je hoche la tête, agacée, alors que j’en suis à imaginer la vie de Bart dans ma ville de naissance – une vie malheureuse, à l’image même de celle de mes parents, et il ne mérite clairement pas ça. La colère qui grandit est tournée contre lui, injustement peut-être, mais parce que je n’ai pas envie qu’on discute de ça et je n’ai pas envie d’y penser. Je ne veux pas lui dire que sa vie en Pologne serait nulle, que je ne veux pas de lui avec moi. J’en sais rien, et j’veux pas savoir. « Shit. » Je souffle, en me levant du canapé. La chaleur commence à grimper, je passe une main dans mes cheveux. Pourquoi est-ce qu’on a une discussion difficile, pourquoi j’ai l’impression qu'on va rompre, alors que je ne pars même pas ?! Il ne pouvait pas laisser tomber, juste cette fois-là ? « I’m not saying this because I don’t want you to come, even if I- » Même si je n’ai pas envie qu’il vienne. Je hoche la tête, me reprenant de justesse. « Poland isn’t for you. » Et plus pour moi non plus.

☾ Je ne sais pas. Non, voilà, c’est con mais c’est pas plus compliqué que ça : je ne sais pas. Je ne sais pas si j’ai envie ou si je pense devoir rentrer en Pologne, je ne sais pas quelle est la meilleure manière de réagir à Bart qui me dit qu’il veut venir avec moi, je ne sais pas où va cette conversation. Je sais que je ne vais pas le faire parce que je n’ai pas envie de me retrouver une nouvelle fois en danger, au risque de mettre mon petit-frère en danger en plus. Je sais que Bart détesterait sa vie en Pologne, parce qu’il n’y a rien pour lui là-bas et qu’il a besoin d’action et de reconnaissance et d’être entouré de ses proches et clairement il ne pourra jamais avoir tout ça – et il m’en voudra de l’avoir embarqué et ça se terminera mal pour nous. Je sais que, dans l’hypothèse où je retourne vivre en Pologne, je ne veux pas qu’il me suive parce que je n’ai pas envie de le détruire. Et sans doute que je m’y prends trop maladroitement pour lui faire comprendre ça, j’ai l’impression de verser du venin dans l’air avec mes mots alors que je pourrais tout arrêter en lui répétant simplement que je ne compte pas partir, de toute façon. Ça m’emmerde d’en arriver là, ça m’emmerde de voir son visage marqué de traits alors qu’il se tord sous ses expressions – et en même temps je m’énerve parce que c’est lui qui a commencé en emmenant le sujet trop loin. Je le fixe lorsque je dis que la Pologne n’est pas pour lui, priant déjà trop tard pour qu’il ne l’interprète pas de travers. Trop tard trop tard trop tard, t’es trop conne Mila. « And you? Is it still for you? » Je croise mes bras contre ma poitrine, faisant attention à prendre une longue inspiration que je relâche dans un tout aussi long souffle, avant de décrisper ma mâchoire. « No. Poland isn’t for me anymore. » Le ton est ferme et résigné, parce qu’il a besoin d’entendre ces mots – et que j’ai besoin de les prononcer également. J’hésite quelques secondes, réfléchissant à la meilleure manière de récupérer le bordel que je viens de dire, et qu’il vient d’interpréter dans le mauvais sens. « All I’m trying to say is that if we’re building a life together, Poland wouldn’t be the where. » Shouldn’t be, isn’t.

Je passe une main dans mes cheveux alors qu’il reste silencieux et se lève, m’ignorant au passage. Je commence à avoir chaud, je suis plus agacée que je n’ai envie de l’être, j’ai envie de prendre la fuite et de rentrer chez moi pour ne pas être coincée dans une dispute sans fond. « I thought that I was more than a tissue you can throw away that easily. » Voilà, on en est là, du coup. L’arrière-goût amer alors que mes lèvres me brûlent de répondre pour l’envoyer promener. Il abuse, Bart. Il faut toujours qu’il pousse, qu’il aille plus loin dans ses propos. Comme si la discussion de base n’était pas assez déchirante comme ça, non, il en rajoute encore et toujours plus. ‘Tu veux pas de moi’ et ‘tu me laisses tomber comme une merde’, alors qu’il ne se passe rien, putain, il ne se passe rien. « Are you serious right now? » T’es con et tu me fais chier, arrête ça. Il me regarde à peine lorsqu’il prend son paquet de cigarettes – ce qui m’agace un peu plus, cet état de presque nonchalance et le fait qu’il fume maintenant alors que je n’aime pas ça. « Did you thought about asking Piotr to come here? » J’échappe un soupir et hoche négativement la tête. « I can’t ask him that. » Ça pourrait être une solution, si je ne peux pas retrouver mon frère en Pologne alors il peut venir ici, mais c’est compliqué. On n’a pas les moyens de se payer un aller-retour pour quelques jours ensemble, rien que l’avion me semble une épreuve pour lui déjà, et pour qu’il vienne vivre ici… J’ai assez galéré pour avoir mes papiers, il est encore étudiant, il commence à peine à être indépendant. Sans ajouter le fait que ça ferait énormément de changements, d’un coup. Comme je n’ai pas envie d’imposer à Bart de vivre à Cracovie, je n’ai pas envie d’imposer à Piotr de vivre à San Francisco. Il n’y a qu’une seule personne pour qui je peux prendre des décisions et choisir le chemin, et c’est moi.

« Forget it. » Je lève les yeux au ciel, ennuyée qu’il laisse tomber l’idée qu’il a amené, alors qu’il me tourne une nouvelle fois le dos. « Bart. » Je l’appelle, frustrée de le voir avec une telle attitude. « I don’t want to argue with you. It’s fine, whatever you decide. » For fuck’s sake. Son air détaché me fout les nerfs. J’ai envie de me planter devant lui et de claquer les doigts devant ses yeux, comme il a pu le faire plut tôt, pour qu’il reprenne ses esprits et arrête d’être aussi con. « Stop that. » Mais il n’arrête pas, je ne bouge pas, et il m’ignore toujours jusqu’à aller au boss final. « If you want to break up with me, it’s now or never. » Je sens mon cœur battre trop fortement dans ma poitrine, ma gorge se serrer et la colère s’échappe en un ricanement las. KO by pride and heartbreak. « What? Seriously?! » Je l’ai senti venir, pourtant. L’intuition qu’on allait en arriver là qui se réalise. Putain. Je n’y crois pas, ça me met hors de moi. « You’re really fucking stupid if you think I want to break up with you. » Il n’y a plus de filtre, plus rien qui me retient de rester calme, le ton monte. De toute façon, il ne réagit pas – et quand il réagit c’est pour enfoncer. Peut-être que c’est ce qu’il cherche, après tout. Peut-être que la question n’est pas de savoir si je veux rompre, mais si lui le veut. J’arrive pas à l’imaginer, pas après ces derniers mois, mais c’est trop. « Or do you want me to break up with you? How can you say that, why are you so calm? Fuck! » Ça m’énerve. Tout ça pour rien. On passe d’un extrême à un autre, ça fait rage à l’intérieur, ça ne fait du bien à personne et pourtant on y est. C’est n’importe quoi. « I’m not leaving, all right?! I can’t leave, I can’t go back, I’m stuck. Here, in my head, in my guilt. It’s painful, and I may be thinking about going back but I’m not going to. » Même si j’essayais, je pense pas que je serais capable d’aller jusqu’au bout – et il y aurait sans doute quelqu’un pour m’en empêcher. Hannah et Szymon. Bart, avec sa manière brute et brûlante. « I can’t believe you’re thinking about breaking up. I hate it, it’s shit. » Il va trop loin et moi aussi, parce que je suis agacée et que c’est trop tard. Il a cherché et il trouve. J’ai pas envie mais ça m’échappe avant même que je ne puisse réfléchir à le retenir. « Is this your way out? Have you figured out that relationships aren’t for you but now you’re stuck with me? You don’t need me? » Trop loin. « Fucking great, I don’t need you either! » Il n’y a plus qu’à claquer la porte, et pourtant je ne bouge pas – je reste plantée au milieu de son salon, énervée, les mains tremblantes et prête à balancer des tas d’autres mensonges dans le genre juste parce que je suis blessée, que j’ai peur et que j’ai pas envie que ça s’arrête là comme ça.

☾ Pourquoi est-ce qu’on est à parler de rompre, comment on en est arrivé aussi rapidement là et pourquoi est-ce qu’il a décidé que c’était une bonne idée de me tourner le dos maintenant et de mettre fin à tout ce qu’il y a entre nous simplement parce que je pense à rentrer en Pologne – alors que lui et moi savons très bien que je ne le ferais pas. Qu’est-il arrivé à son ‘feelings come and go but they’re valid’, pourquoi est-ce que j’ai l’impression qu’il y avait des petites conditions que j’ai loupées parce que je n’ai pas lu l’astérisque. ‘Tu as le droit d’être triste mais pas du moment que ça peut avoir un impact direct sur ma petite personne.’ Je suis énervée, parce que je cherche à le faire réagir alors qu’il semble avoir déjà pris sa décision, qu’il me colle pourtant sur le dos. C’est de ma faute, alors que c’est lui qui nous impose un ultimatum de merde. Maintenant ou jamais, on a pris l’option ‘maintenant’ de toute évidence. « Just… Don’t say that. » Il réagit, finalement, les traits tirés par la colère et la voix déjà agitée. Je sens mon cœur bondir, à l’intérieur, et le voir dans cet état ne fait qu’agrandir le mien – plutôt que d’envisager une pause pour qu’on se calme. « Don’t say what? That you’re full of shit or that I don’t need you? » Le ton est toujours aussi dur et la parole injuste, mais il a poussé trop loin et c’est trop tard.

C’est à son tour de laisser la colère sortir, et je n’ai qu’à l’écouter et me taire, le souffle lourd et précipité. Je suis l’objet de ses accusations, une nouvelle fois, à croire qu’il ne m’a pas écouté. Ou si, il m’a écouté, mais il ne veut pas m’entendre. Pour lui, je suis repartie à Cracovie pour retrouver mon frère, ma décision est prise et je suis déjà dans l’avion. Mes yeux se plissent alors qu’il se rapproche, au fur et à mesure qu’il continue de m’incriminer. Je ne sais pas pourquoi je reste là à écouter son ramassis de conneries alors que je sais déjà comment ça va se terminer. J’ignore pourquoi je le laisse faire, aussi. « You already did it once to come here. Why not the other way around? Nothing stops you. Nothing! » Les coups de couteau dans ma poitrine, un truc qui se déchire. On ne se comprend, connaît, complète plus. « You really think that it was that easy for me to come here? I’m not a quitter, I don’t leave people behind! » Usually. Je déteste m’entendre dire ça alors que c’est faux – j’ai laissé Piotr en Pologne et j’étais prête à laisser Bart à San Francisco si je devais y retourner. Mais ce n’est pas ça que je veux dire. Quitter les gens que j’aime, ne pas être là pour eux, c’est l’une de mes plus grandes angoisses et c’est ça qui me fait le plus mal. Devoir faire des choix égoïstes et blesser les autres, devoir faire le choix de blesser les autres. Là, il n’y avait pas de choix, pas de décision à prendre. L’univers parallèle devait – doit – rester théorique, et pourtant il est en train de le rendre réel. « Don’t say that you’re not considering to drop everything here, because three months and shit doesn’t mean anything compared to twenty five years of living with the only one family member who’s still there, alone! » C’est limite s’il ne me pousse pas à rentrer, pour qu’au moins ce soit bel et bien terminé entre nous. On fait comme ça, on n’en parle plus, et belle vie. Toujours plus loin. « Stop that, stop saying that, you don’t know anything! » Je commence à fatiguer, maintenant. J’ai pas à me justifier sur mes sentiments. C’était prévisible que le manque de Piotr à qui j’ai dédié ma vie se fasse sentir à un moment donné. Mais j’ai pris la décision de me mettre en priorité dans ma vie lorsque j’ai débarqué à San Francisco, je vais pas tout foutre en l’air sur un coup de tête. Ça me tue qu’il ne le comprenne pas, et qu’il se serve de ça comme prétexte de dispute.

De rupture.

« So yes! Breaking up will be the only one solution which goes with it because long distance relationships don’t work and I need you here, not on another continent because I love you and you’re too fucking blind to see it since day one. » Maintenant, je ne sais pas. S’il essaie de me faire comprendre qu’il m’aime ou s’il m’en accuse. Je ressens tout et rien à la fois. Tout parce que les sentiments sont partagés et que ça tiraille mon palpitant de le voir comme ça. Rien parce que c’est déjà terminé, avant même que ça ait pu commencer. Il y a une partie de moi qui a été arrachée, d’un coup d’un seul. Je sens que la tristesse a envie de se dégager, que j’ai envie de crier et de me débattre, mais je me concentre sur la rage, sur le fait que Bart est injuste avec moi, et je laisse le vide léthargique s’emparer de mon corps. Mes sourcils se froncent et je le regarde avec colère. J’abandonne le combat, parce que je n’ai jamais eu de chance de gagner. « Yes, I guess I’m stupid. » Pour lui, je suis déjà partie et il a eu la bonne idée de s’attacher à quelqu’un qui n’a jamais vraiment été là. Pour lui, c’est de ma faute. Je ne répète pas les trois petits mots, que j’ai eu pourtant envie de lâcher à maintes reprises auparavant. Ça ferait plus de mal que de bien, maintenant, à quoi bon. Je le laisse reculer et je ne fais aucun geste pour le retenir. « Then we break up. » Je lâche d’une voix calme, après un temps de silence que je ne saurais mesurer. Mon regard cherche le sien, je me mords la langue pour canaliser toute mon énergie pour rester calme alors que je me sens trembler à l'intérieur, avant de continuer. « If you can’t believe me when I say that I won’t leave, then we break up. » Si c’est ça, sa solution, très bien. Tant pis, peu importe. C’est trop tard. « But don’t make it my decision. » I don't want this.

☾ Entendre Bart m’accuser d’être partie de Pologne aussi facilement, pour mieux me soupçonner de repartir sur un coup de tête… Ça me fait mal, vraiment. Il n’était pas là et il n’a aucune idée de ce qu’il s’est passé, comment ça s’est passé. Mais il se méprend clairement s’il pense que j’ai eu le choix, si j’ai suivi un sentiment parce qu’il était récurrent. Le seul choix que j’ai eu, c’était de renoncer à ma liberté ou non pour sauver mes parents d’une énième dette d’argent. J’ai choisi ma liberté, mais en faisant ce choix j’ai dû renoncer à l’ensemble de ma vie. Peut-être que je l’ai perdu d’une autre manière. Mon arrivée à San Francisco était le choix du où, et ce que j’ai pu reconstruire ici quelque chose d’inespéré. L’arrivée de Bart dans ma vie était inespérée. Ça me tue qu’il ne le voit pas, ne le comprenne pas, ou l’oublie au premier doute. J’ai beau lui dire que je ne compte pas partir, parce que ce choix-là je ne l’ai plus, il ne veut pas comprendre. Il continue. D’insinuer que je suis déjà partie, que je vais le faire parce que j’y pense beaucoup trop et que mon cœur est là-bas, aux côtés de mon petit frère. Peut-être. Mais mon cœur, il est aussi ici maintenant, auprès de lui et d’une véritable famille et il l’oublie. Il veut rompre. Sa solution miracle, avant que ce ne soit trop tard. Parce que c’est de ma faute, je l’ai fait tomber, il m’aime et c’est un mal. Alors que je l'avais prévenu que la chute avait déjà commencé de mon côté et que j’en avais peur, il m’accuse aujourd’hui que ça lui soit arrivé également. Et comme je m’en vais, ça brûle. Comme si la douleur ne venait pas plutôt de son obstination à vouloir me voir quitter le pays. « Then we… » Mes sourcils se haussent légèrement et je le fixe. Le mince espoir qu’il se rende compte de ce qu’il se passe et qu’il fasse marche arrière, vite éteint. « I don’t know. We’d better do this now so that it’s already done. I won’t be able to wait to your decision or knowing what you really want. » C’est la rage, à l’intérieur. Il m’énerve. Il ne m’écoute pas. Il ne veut pas. « It seems to me that you do know. » Il ne me croit pas, il va attendre que je parte alors que je ne vais pas le faire, alors on rompt. Point barre, il n’y a pas d’autres solutions, pas de détours. C’est la route qu’il a tracé tout seul, guidé par ses doutes et ma maladresse à exprimer mes sentiments ou à faire part de mes angoisses. Il acquiesce, mon cœur loupe plusieurs battements et je sens mes joues se colorer sous la douleur – ou la colère. Je ne pleure pas. Je n’ai même pas envie de pleurer, trop occupée à être énervée. Je ne vais pas pleurer. C’est si con qu’il ne le mérite même pas.

Je tiens quand même à ce qu’il se rende compte que c’est sa décision, pas la mienne. « No. It’s ours until you find out what you want... » Il dément. Je hoche la tête, lâchant un rire sans joie excédé au passage. « Fuck that, it’s your decision because of your insecurities. I’m not going back to Poland. It’s not about what I want. » Le venin, l’envie de blesser, de faire des dégâts parce que ça fait mal. Il a pris la décision de rompre seul, comme il a pris la décision que j’étais trop perdue pour être retrouvée. Il le répète, encore, et je commence à m’impatienter. Je jure entre mes dents, passe une main dans mes cheveux. L’envie de partir, encore, à laquelle je suis sur le point de céder. « You’re wrong if you think that I really have a choice to make. » Ma veste sur la chaise. « I don’t. » Mes chaussures dans l’entrée. Un mouvement d’entamé pour partir, arrêté pour pouvoir le regarder. Grande inspiration. Y’a rien d’officiel, on tourne en rond. « But all right. I guess we’re done. » L’envie de casser un truc, n’importe quoi, pour que le monde qui nous entoure soit aussi détruit que notre relation. L’apparence calme mais coléreuse en extérieur. Hors de question que je ne flanche et montre un signe de faiblesse. « You’re right. My life is here. Yours is there and I can’t keep you here when you have to fix things in Poland. » J’attrape la veste. « For fuck’s sake. » J’en ai marre. C’est terminé, alors je n’ai plus qu’à partir et je ne vais pas me faire prier. « It’s not up to you to decide where my life is, Bart. You’re not ‘keeping me here’, but don’t worry, I get it, you win. » On s’arrête là. Je lui tourne le dos et rejoins l’entrée, où j’enfile mes chaussures. Je vérifie que je n’oublie rien, parce que je ne vais sans doute pas revenir de si tôt. Ça me frappe un peu, ça aussi. Il me faut une bonne minute, où tout est trop silencieux, pour m’y faire. À l’idée que c’est terminé. J’hésite encore. Tiraillée entre l’envie d’aller le retrouver pour lui hurler que c’est trop con, putain, c’est trop con on peut pas se séparer comme ça. Celle de claquer la porte sans dire au revoir. Je réapparais dans le cadre de la porte du salon, bras croisés. Je profite aussi des derniers instants à observer le brun. Dernières secondes pour changer d’avis. Ni lui, ni moi ne disons quelque chose. Y’a plus rien à dire. Je laisse ma fierté guider mes dernières paroles, pour réparer un ego blessé. « But since you’re so sure I’m going to leave, next time I’ll call, it’ll be because I’m at the airport ready to go back to Poland and you were right. Until then, you won’t hear from me. You’ll see what it’s like living with a ghost. » L’air fier, le ton qui claque, la promesse que je vais plus lui manquer que lui ne me manquera. Je ne lui ai pas dit que je l’aimais aussi, ça peut être facile à croire. Un autre mensonge qu’il pourra ajouter à la pile de ce à quoi il a envie de croire. La porte est fermée en délicatesse derrière moi, contrastant avec la colère de cette fin amère.