Le mercredi, ce n’est pas du tout la journée des enfants. Enfin, si, peut-être. Sans doute. Mais là où je veux en venir, c’est que le mercredi c’est surtout la journée des livraisons, a.k.a. la journée de la mort qui tue. Moult cartons, moult lourdeurs, moult, moult, moult douleur. On lève, on pose, on range, on relève, on va ranger le carton, on douleur, douleur, douleur. Sans oublier qu’il y a toujours des clients dans la boutique, qu’il faut conseiller et discuter et encaisser. Parce que Tom reste toujours le plus calé en conseils et références et qu’il n'a que trois pauvres muscles dans tout son corps c’est lui qui s’occupe des clients, et moi qui m’occupe des livraisons. Sauf que comme c’est bientôt Noël, il a trop plein de cartons et j’y suis depuis le début de la matinée et je commence à en avoir marre.

Alors je me mets à parler toute seule, pour râler. « Nom de Zeus, si je vois un seul exemplaire de Captain America de plus j'envoie un mail d'insultes à Chris Evans. » Tout est de sa faute, si vous voulez mon avis. S'il n'était pas aussi plaisant à regarder, les gens s'intéresseraient moins au MCU, donc moins au comics et j'aurais moins de cartons à porter. « Cher Chris Evans, virgule. » Je fronce les sourcils, cesse le temps de réfléchir et de ranger dans les rayons. « Vous avez beau être physiquement plaisant, tout particulièrement avec une barbe dit en passant, vous être prié de vous calmer sur vos talents d'acteurs. Il y en a qui en ont marre de ranger les comics de Captain America, eh oh. » Mmh... Je ne suis pas sûre pour le eh oh, c'est à voir au moment de l'écriture du futur mail. « PS, je préfère Iron Man. En vous souhaitant de bonnes fêtes de fin d'année, Sophie Grimm ! » VOILA ce que j'appelle un parfait mail d'insultes !

J'entends un rire à ma droite et je laisse tomber mon carton désormais vite par terre, dans un geste terriblement dramatique, avant de me tourner vers Tom pour le sermonner. Parce que Tom s'est moqué de moi toute la matinée, et que ça suffit. « EH OH JE- ! » Et je m'arrête de suite, parce qu'à ma droite, ce n'est pas Tom que je trouve mais un parfait inconnu. Qui vient donc d'entendre mon mail d'insultes à Chris Evans, qui vient de gâcher mon effet dramatique ET l'expression d'outrance que j'avais prise alors je dois avoir l'air terriblement stupide. Et pour couronner le tout, le type est fichtrement grand donc hop hop hop, je dois carrément relever la tête pour le regarder dans les yeux. C'en devient gênant. « Oh pardon. Je peux vous aider, peut-être ? » Parce que c'est un client, donc, je remets ma casquette de gentille vendeuse et lui propose mon aide. S'il veut des comics de Captain America ou de l'inspiration pour écrire des mails d'insultes, je suis là !

Assis devant mon ordinateur, je fais défiler mon panier, vérifiant une dernière fois de rien n'avoir oublié. Je n'ai pas l'intention de sortir en cas d'oublie et encore moins de perdre mon temps dans la supérette du coin. J'ai trop de boulot pour me permettre une pause plus longue que celle que je m'accorde actuellement et je sais d'avance que je vais devoir me programmer au moins deux nuits blanches si je veux venir à bout de ce nouveau projet. C'est pourquoi j'ai besoin de mon kit de survie, se résumant à des cochonneries de type chips et ma dose de caféine. Seulement voilà, je suis déjà en pénurie des deux et je ne suis pas certain de tenir la journée. J'arrive au bout de la liste et clic sur le bouton pour passer ma commande. Seulement, le sort décide de s'acharner sur moi et ma connexion internet saute à ce moment-là. Je pousse un long et profond soupir, mais intérieurement je bouillonne. Si cette fichue machine n'était pas mon outil de travail, je crois qu'elle aurait eu deux étages pour apprendre à voler. Tentant de garder mon calme, je me démène comme un demeuré pour récupérer une connexion convenable ou même la Wifi, mais rien ne fonctionne. « C'pas possible ! » J'attrape mon portable, compose le numéro de mon opérateur afin d'avoir un technicien. Au bout de plusieurs sonneries, quelqu'un daigne me répondre et j'expose mon problème. « Comment ça vous ne pouvez pas venir avant demain ? » Comme si j'avais autant de temps à perdre ! « Je n'ai pas le choix de toute façon. Ouais, c'est ça, à demain. » Je fourre rageusement mon téléphone dans la poche de mon jean et quitte ma chambre en trombe. Je n'ai pas le choix, je dois sortir. Et je suis très loin de m'en réjouir.

Après avoir parcouru presque toute la ville pour me rendre dans un magasin digne de ce nom, je m'apprête à rentrer quand je tombe sur une petite boutique de BD. Je crois que ça fait une éternité que je n'ai rien lu. En y pensant, je ne me souviens même plus de la dernière fois où j'ai eu le nez plongé dans un bouquin. Je lisais beaucoup, avant, à une époque qui me semble bien trop lointaine pour que je sois certain qu'il s'agisse bien d'un souvenir et non d'une supercherie de mon cerveau. J'ouvre le coffre de ma voiture et jette mes sacs dedans. Je suis tenté d'aller à l'intérieur, par curiosité et surtout pour voir ce que j'ai manqué durant toutes ces années. De toute façon, un peu plus de retard ou non, qu'est-ce que ça change ? Au point où j'en suis, je n'aurais qu'à rajouter une troisième nuit blanche cette semaine. Je referme ma voiture et traverse pour me rendre sur le trottoir d'en face.

Lorsque je pénètre à l'intérieur, c'est l'effervescence. Il y a pas mal de clients et de ce que je peux voir, plusieurs cartons jonchent le sol. J'imagine qu'avec la période de Noël qui approche, ça n'aide pas vraiment. Je parcours les allées, observant d'un œil attentif, lorsqu'une voix m'arrête net. « Nom de Zeus, si je vois un seul exemplaire de Captain America de plus j'envoie un mail d'insultes à Chris Evans. » Cette expression. Ce timbre. J'ai l'impression de l'avoir déjà entendue quelque part. Sur ma gauche, une jeune femme – plutôt jolie – s'occupe de ranger des exemplaires sur les étagères, carton en main. Elle reprend son monologue, s'imaginant écrire une lettre à ce fameux acteur et je l'écoute en silence jusqu'à ce qu'elle pose un point final imaginaire.  C'est trop pour moi et je ricane contre mon gré. Alerté par mon rire, l'employée se tourne vers moi. Dans un premier temps, elle me prend pour quelqu'un d'autre avant de se rendre compte qu'il ne s'agit que de moi, un simple client. « Oh pardon. Je peux vous aider, peut-être ? » Et là, c'est comme si une petite ampoule venait de s'allumer au-dessus de ma tête. Je sais où je l'ai entendue. Je mettrais ma main à couper que c'est elle. « Et bien, tu peux peut-être m'aider à écrire une lettre de compliments pour Zoe Saldana. » Un sourire malicieux apparaît sur mon visage. « Ou alors tu ne fais que dans les insultes ? » Je l'observe, prenant le temps de la relooker de la tête aux pieds. Bizarrement, ce n'est pas l'image que je me faisais de la joueuse avec qui j'ai passé bien plus que des soirées à geeker. Toutefois, rien ne me dit que c'est elle et je décide d'en avoir le cœur net. « Tu ne jouerais pas à WoW par hasard ? » Oui, c'est un peu direct et tant pis si cette question sort de nulle part.

Heureusement, le ridicule ne tue pas. En même temps, si le ridicule était vraiment quelque chose de mortel juste pour enquiquiner un proverbe, la planète ne serait pas aussi peuplée et Donald Trump ne serait pas notre président. Mais ceci est une autre histoire. Ce que je voulais débattre, à l'origine, c'est que way to go Sophie, si mon boulot était de me rendre ridicule aux yeux des clients je serais vachement bien payée. Mais tout ça, c'est de la faute de Tom, Chris Evans, des chrétiens, du Père Noël ET Donald Trump. Parce que soyons clairs, c'est toujours de la faute de Donald Trump. Mais je parle toute seule, et on se moque à juste titre de moi et me voilà prête à râler sur un client que je pensais être Tom. Bien heureusement, je me reprends très vite et j'espère n'avoir insulté les aïeux de personne. Contrairement à certains, je tiens à mon boulot.

« Oh pardon. Je peux vous aider, peut-être ? » Le type, la perche, a une tête relativement sympathique. Ça doit être les bouclettes. J'espère juste que sa personnalité colle avec sa tête, du coup. « Et bien, tu peux peut-être m'aider à écrire une lettre de compliments pour Zoe Saldana. » Bon aller, BINGO, il a l'air carrément sympathique. En tout cas, moi, je me mets à rire comme une imbécile, mi-soulagée mi-amusée. Et en vrai, ça me fait rire. Parce que si je peux faire les mails d'insultes pour Chris Evans, je peux aussi faire les lettres de compliments pour Zoe Saldana. « Ou alors tu ne fais que dans les insultes ? » Je hoche la tête, un sourire sur les lèvres. « Non non, je peux... » Je fronce les sourcils, ralenti un peu le cours de ma phrase lorsque je le vois m'observer de façon appuyée. « ... faire dans les compliments, aussi. » Parce que Zoe Saldana, coeur. Mais... Moins sympathique, du coup.

Je ramasse mon carton, prête à prendre mon congé puisque le jeune homme ne semble pas avoir besoin de mon aide. « Tu ne jouerais pas à WoW par hasard ? » Je m'arrête et le regarde, les yeux plissés. Là, ça devient très bizarre tout d'un cas. Est-ce que j'ai un admirateur secret, un stalker ou un pur geek en face de moi ? Ou alors, c'est le début d'une très mauvaise pick-up line et je suis en train de me faire avoir ? « Je... Oui ? » Je ne suis pas certaine de voir où il veut en venir. « Pourquoi, au juste ? Est-ce que tu joues à WoW ou est-ce que c'était une phrase de drague ridicule ? » C'est pas parce que je suis vendeuse dans une boutique de geek que je suis sensible à ces approches là, il ne faut pas croire.

Moi et mon tact légendaire. Je n'ai pas pour habitude de tourner autour du pot pendant deux cents ans et quand quelque chose me traverse l'esprit, je ne tourne jamais sept fois ma langue dans ma bouche avant de parler. C'est autant une qualité qu'un défaut, même si la plupart du temps, ça me met dans des situations presque aussi comique que celle-ci. Heureusement, ce n'est pas tous les jours, voire même jamais en fait, que je demande à une parfaite inconnue si elle joue à un jeu vidéo. Dans un premier temps, parce que je n'assume pas encore totalement mon statut de geek et secundo, parce que je ne crois pas que ça intéresse les filles que je ramène quelques soirs dans mon appartement. D'ailleurs, à part s'envoyer en l'air, je ne crois pas qu'elles aient réellement de centre d'intérêts. Mais pour en revenir aux situations bizarres dans lesquelles je me fourre, je pense que je pourrais donner autant d'exemples que j'ai de doigts. Et ce uniquement sur le dernier mois, c'est pour dire !

C'est donc naturellement, après avoir eu cette étrange impression de connaître cette fille, que je lui demande si elle joue à Wow.  Vu sa surprise, je m'attends presque à ce qu'elle me jette de dehors, me cataloguant comme "gros relou de service", mais elle à plus l'air de s'interroger que d'être sur la défensive. Ce n'est pas plus mal. Elle me confirme que c'est bel et bien une joueuse et aussi bizarre que ça puisse paraître, je ressens comme une certaine appréhension. « Pourquoi, au juste ? Est-ce que tu joues à WoW ou est-ce que c'était une phrase de drague ridicule ? » Je fais mine de m'offusquer. « Viens-tu de traiter de ridicule ma nouvelle approche de drague ? » J'ai eu des techniques de dragues pire que grotesques quand j'étais plus jeune, mais il s'agit d'une période révolue. D'autant plus que je ne drague plus. A quoi bon quand on ne cherche pas d'histoire sérieuse, juste des relations sans lendemain ? Alors, je préfère laisser la gente féminine venir à moi et puis vu mes talents, c'est mieux comme ça. « Non, ce n'était pas de la drague. Du coup, première option, je joue aussi. En fait, tu m'as fait penser à une joueuse de mon équipe. » Je pourrais tenir compte de sa voix que j'ai l'impression de reconnaître, mais avec les micros, je préfère m'en méfier. Mais pas que, il y a son rire aussi et sa manière de parler, d'employer certaines expressions, qui sont identiques. On ne parle pas souvent, voire même jamais, de notre vie en dehors du jeu, alors j'ignore absolument tout d'elle, mais là, ça fait trop d’éléments qui me titillent et je ne crois pas aux coïncidences. « Son pseudo, c'est Elenion. »

Tout bien réfléchi, je devrais changer de métier et devenir rédactrice de lettres pour personnes célèbres. Je peux faire dans l’insulte et dans les compliments, selon la demande. Je pourrais travailler aux horaires que je veux, dans mon canapé et personne ne pourra se moquer de moi. Contrairement à là, maintenant, à la boutique, sous prétexte que les clients ont des oreilles et un cerveau et un minimum de jugeote. C’est bizarre, de dire de la jugeote pour quand on juge les gens, mais soit. C’est un mot sympathique, jugeote, alors je le laisse parce que je suis une personne sympathique.

Après avoir presque envoyer paître un client, m’être excusée et lui avoir proposé mon aide, et après avoir gagné un regard des pieds à la tête de sa part, le voilà qu’il me demande si je joue à un jeu en ligne. Auquel je joue, justement, par hasard. Mes yeux se plissent, témoignant ma confusion. Je réponds que oui, un peu hésitante, avant de lui demander s’il était lui aussi un joueur, ce qui est plausible en vue de sa présence dans la boutique de geek, ou si c’était juste une accroche de drague, ce qui est également plausible parce qu’il a l’air d’avoir assez confiance en lui pour dire quelque chose dans le genre pour aborder une fille, et parce qu’il m’a reluqué comme un malpropre.

Voilà que son visage prend une expression offusquée, et je ne peux m’empêcher d’en être amusée. « Viens-tu de traiter de ridicule ma nouvelle approche de drague ? » J’acquiesce, un bref sourire sur les lèvres. « C’est exact. » Ridicule et un peu creepy sur les bords, même, mais je garde cet énième commentaire pour moi. Je pourrais aussi devenir rédactrice de pick-up lines, pendant qu’on y est. Il est vraiment temps que je change de métier. « Non, ce n'était pas de la drague. Du coup, première option, je joue aussi. En fait, tu m'as fait penser à une joueuse de mon équipe. » Ooooh. C’est que ça change un peu tout, et explique quelques bricoles. De ne pas être forcément vue comme une personne sexuelle ET son insistance inattendue. Mais voilà, je suis intriguée. La possibilité que je rencontre un jour l’une des personnes avec qui je joue en ligne était proche de 0, et je n’étais clairement pas prête à rencontrer cette possibilité aujourd’hui. Alors j’essaie de coller son timbre de voix à ceux de mes comparses masculins avec qui je joue régulièrement. Mais honnêtement, soit je ne suis pas douée à ce jeu soit aucun n’a jamais vraiment retenu mon attention. Parce que trop de mâle, et qu’ils ont tous douze ans, âge physique ou mental.

« Son pseudo, c'est Elenion. » Et mon rythme cardiaque s’emballe un petit peu à l’entente de ce pseudo, parce que c’est effectivement le mien. Et ok, c’est juste un jeu et ce n’est pas forcément un secret, juste un passe-temps et peu importe, mais en même temps c’est la petite barrière entre un monde inventé et le réel qui est franchie et ça me fait extrêmement bizarre. « Wow, okay. » J’attends quelques secondes, le temps de me remettre ou d’attendre la caméra cachée pour être sûre que ce n’est pas une blague. Mais rien ne se passe, et le type me regarde toujours et je finis par hocher la tête. « C’est effectivement moi. » Que je lui confirme, avant de me mettre à sourire et à agiter une petite main - l’autre tenant toujours le carton - pour accompagner l’effet de surprise. « Ta-daa. Dans la vraie vie, on m’appelle Sophie, cela dit. » Ce qui n’a rien à voir avec Elenion, que j’ai sorti de nul part lorsqu’il a fallu trouver un pseudo. Ce qui m'amène à… « Donc… Qui es-tu ? Il me semblait que je ne jouais qu’avec des adolescents de quinze ans, je suis un peu surprise. » J’ai failli dire adolescents attardés mais déjà, c’est un jugement de valeur condescendant et il aurait pu mal le prendre. Maintenant qu’il connaît deux de mes identités, il… Non, je ne sais pas, je ne suis pas certaine qu’il puisse faire quoi que ce soit, qu’il soit très avancé dans sa vie et que ça lui importe beaucoup, mais on ne sait jamais.

Je ne sais pas pourquoi, mais en réfléchissant bien à la question, je devrais sans doute me remettre à la drague. Juste pour lire la surprise ou l'interrogation sur leur visage si j'utilise cette non-technique. Peut-être que si je fais toutes les boutiques geek de la ville en l'utilisant ou du moins en incluant les jeux vidéos dedans, je pourrais me mettre toutes les joueuses du net dans la poche. Enfin, celle du coin. Quoi que. Réflexion faite, si je tombe que sur des no life, je n'irais pas bien loin et mon plan tomberait inévitablement à l'eau. Et pour ma réputation et mon ego sur-dimensionné, il vaut mieux que je m'abstienne. Je vais me contenter de mes habitudes. Alors j'oublie cette petite folie passagère et me concentre de nouveau sur la vendeuse qui n'a pipé mot depuis que je lui ai annoncé le pseudo de cette fameuse coéquipière. Ce qui m'amène à deux possibilités. Soit c'est elle et je me félicite de l'avoir reconnu, soit ce n'est pas elle et dans ce cas-là, en plus de paraître totalement ridicule, il y a une probabilité pour qu'elle me prenne pour un taré. Ou un addict qui cherche désespérément ses camarades de jeu. Tout est possible. Quand elle réagit enfin, ce n'est pas réellement cette réaction que j'attendais. « Wow, okay. » C'est tout ? Je la regarde et hausse les sourcils. Je dois le prendre comment moi ? Plusieurs secondes s'écoulent avant qu'elle ne reprenne la parole et pour m'annoncer, cette fois, que c'est bien elle. Je m'étais donc pas trompé ! Je pousse un léger soupir rassuré. Je ne me ferais pas jeter dehors à coup de bandes dessinées aujourd'hui. Sa réaction me fait sourire et ainsi, j'apprends qu'elle s'appelle donc Sophie. Un prénom qui, malgré sa popularité aux États-Unis, me rappelle mes origines françaises. « Moins original qu'Elenion. » réponds-je en croisant les bras sur mon torse. « En même temps, c'est quoi ? De l'Elfique ? » Il y a un petit côté Tolkien dans ce pseudo. Du moins, c'est mon avis. « Donc… Qui es-tu ? Il me semblait que je ne jouais qu’avec des adolescents de quinze ans, je suis un peu surprise. » Je ne sais pas si je dois rire ou pleurer. Être flatté ou vexé. Sûrement les quatre en même temps. « Sans vouloir dénigrer le talent sans doute fort incroyable des joueurs encore au berceau, je crois que j'ai malgré tout plus de skills qu'eux. » Je refuse de me faire battre dans mon domaine. Les jeux vidéos, ça me connaît. Plutôt très bien. Sans vouloir me jeter des fleurs et me mettre sur un piédestal. Il n'empêche que je joue depuis plus de dix ans, voire quinze et que j'ai acquis une certaine dextérité manuelle avec un clavier et une souris. Ou une manette de console selon le support. Alors si mon jeu se confond à la perfection avec celui d'adolescents pré-pubères, autant que je donne ma démission toute suite et que je me fasse curé. « Darkside, ça te dit quelque chose ? » Oui, je ne suis pas allé le chercher bien loin ce pseudo, mais il est facile à retenir et j'étais, justement, un de ces adolescents prépubères qui veut juste quelque chose qui claque, quand je l'ai choisi. Je ne l'ai jamais changé depuis. Par flemme, mais surtout par manque d'inspiration et d'originalité.

Nous sommes donc passé de la rédaction d’un mail d’insultes à Chris Evans à la rencontre d’un type bizarre avec qui je joue en ligne depuis… Quelques mois, si ce n’est quelques ans ? Décidément, travailler dans cette boutique me surprendra tous les jours, et rendra toujours ma vie un petit peu plus bizarre qu’elle ne l’est déjà. Me voilà donc à me présenter à un inconnu pas si inconnu que ça, finalement. Je ne sais pas encore qui il est, encore une fois il ne me semblait jouer qu’avec des adolescents de quinze ou des adultes ayant des difficultés à grandir… Et en vrai, le jeune homme a l’air plutôt normal. Mais je dis ça sans doute à cause de ses bouclettes qui lui donnent un air bien trop sympathique. En bref, si un serial killer a une tête marrante Sophie ne se méfiera pas.

« Moins original qu'Elenion. » Un bref rire, un peu moqueur, m’agite. D’accord. Eh bien, si jamais le coeur lui prend, il peut inventer une machine à retourner dans le temps et dire à mes parents de m’appeler autrement que Sophie. « En même temps, c'est quoi ? De l'Elfique ? » Je fronce légèrement les sourcils. Parce qu’il faut sérieusement réfléchir à la sémantique d’un pseudo lorsqu’on s’en trouve un ? C’est comme si je décidais de m’appeler ginger squid sur la toile, parce qu’à l’époque j’étais rousse et qu’il me fallait un autre nom derrière et que l’inspiration m’est venue lors d’une insomnie d’été, à trois heures du matin et que j’en ai fait un post-it. Cela n’a pas de sens. Laura, toujours partante pour outrepasser le fourth wall du RPG, à votre service. Je finis par hausser les épaules. « P’t-être. C’est surtout le seul nom qui m’est venue à l’esprit lorsqu’il a fallu remplir la case « pseudo ».  » Voilà, maintenant il sait tout de monde mais reste un parfait inconnu. Et comme je suis pour l’équité, et surtout parce que ça s’fait pas wo, je lui demande qui il est.

« Sans vouloir dénigrer le talent sans doute fort incroyable des joueurs encore au berceau, je crois que j'ai malgré tout plus de skills qu'eux. » Wow. Je « wow » beaucoup depuis quelques minutes, mais il faut dire que c’est un énergumène que j’ai en face de moi. Pour l’instant, j’en suis plutôt amusée. Il a l’air d’avoir extrêmement confiance en lui-même, mais vraiment. Sa tête dit tout le contraire. C’est hilarant. Je me retiens bien de lui en faire la remarque cela dit, je n’ai pas envie qu’il le prenne mal. Et Tom est incapable de se battre, alors il ne viendra pas me défendre si je me fais attaquer. Et moi, je n’ai pas envie d’être virée. Alors shut. « Je me sens presque offensée pour eux. » Et j’ai aussi presque envie de lui lancer un défi pour voir s’il est si bon qu’il le prétend, mais j’ignore son identité et s’il le faut, oui, et je vais me ridiculiser. « Darkside, ça te dit quelque chose ? » Non, ALLEZ BISOU. Je hoche simplement la tête. Oui, ok, bon, roh. J’admets que le joueur Darkside, qui soit dit en passant est un pseudo bien plus nul que Elenion et Sophie réunis, est plutôt assez doué et a sauvé pas mal de missions. Pas de défi en vue. « En toute honnêteté, je t’imaginais vraiment comme un adolescent de quinze ans… Genre, Ned dans Spiderman Homecoming. Ton micro ne te fait aucune justice, tu devrais envisager à investir dans un meilleur casque. » C’est un conseil parce que je suis quelqu’un de sympa, quand même.

« Est-ce que je dois t'appeler Ned ou j'ai le droit de connaître ton vrai prénom ? » Parce qu'il est clairement hors de question que je l'appelle Darkside. Je veux bien être vendeuse dans une boutique de comics et jouer à des jeux en ligne, j'ai quand même mes limites, il ne faut pas pousser Mémé. « Est-ce que je peux te demander ce que tu fais dans la vie, aussi ? C'est pour un sondage sur la communauté des geeks, et ça m'arrangerait si tu es pompier. » Je ne connais pas beaucoup de geeks dans la vraie vie, mais généralement, si ça passe par la case CBS... Il y a peu de chance qu'il soit pompier, et ça ne m'aide pas à monter des arguments contre les films ou séries bidons où sont mis en scène des geeks, type The Big Bang Theory. Mais je demande quand même, parce que je suis curieuse.

S'il y a quelques instants elle se sentait presque offensée pour les joueurs qui ont, malheureusement, subit mes critiques, c'est actuellement à mon tour de l'être. Je suis profondément blessé dans mon amour propre. Je ne pensais pas que je pouvais passer pour un adolescent d'une quinzaine d'années. C'est vrai quoi, j'en ai presque le double ! Je veux bien que ce soit toujours agréable de paraître plus jeune que son âge, mais il y a quand même une certaine limite. Qu'on me dise que je ne fais pas mes presque-trente-ans, je l'accepte avec grand plaisir, mais qu'on me compare à un adolescent à cause de… Bah tiens, à cause de quoi ? « Genre, Ned dans Spiderman Homecoming. » Outch. Uppercut en pleine face. Franchement, vous avez vu la tête du type ? On ne se ressemble absolument pas. Même avec toute la bonne volonté du monde pour lisser mes bouclettes, ça ne le ferait pas. Puis est-ce que je donne l'air d'être une sorte de techno acolyte ? Certainement pas. « Ton micro ne te fait aucune justice, tu devrais envisager à investir dans un meilleur casque. » Ah, parce que c'est la faute de mon casque ? Mouais. Je ne suis pas réellement convaincu et pendant un court, très court instant, j'hésite à lui proposer de passer un test d'ouïe, histoire d'être sûr et certain qu'elle entende comme il faut, mais je m'abstiens. Je ne suis pas venu ici pour ça. « Ou alors, tu devrais songer à changer le tien. Peut-être qu'il déconne un peu au niveau du son ? » Je n'allais quand même pas la laisser s'en tirer comme ça et ce malgré son fort intérêt pour l'image que je peux renvoyer. Si je n'étais pas moi, j'aurais été touché qu'elle s'en inquiète. « Mais je prends note du conseil, merci. »

Si on regarde bien, il n'y a pas une très grande différence entre Ned et mon prénom. Ce qui n'est pas pour me faire plaisir. C'est bien ma veine ça, je suis vraiment gâté dit donc. Entre le prénom ressemblant et ma voix d'adolescent qui n'a pas encore muée, je ne suis pas loin d'être comblé d'un immense bonheur. « Je m'appelle Nath. » Comme d'habitude, je tais mon prénom pour ne donner que mon surnom. C'est plus passe partout. Moins encombrant. En résumé, plus pratique. « Est-ce que je peux te demander ce que tu fais dans la vie, aussi ? » Mais c'est qu'elle est curieuse en plus de ça ! « C'est pour un sondage sur la communauté des geeks, et ça m'arrangerait si tu es pompier. » Ben voyons. Je ricane légèrement, elle va être déçue la pauvre. Je suis loin d'être pompier et honnêtement, si je pouvais rester à une certaine distance des flammes, ça m'arrangerait pas mal. « Je crains fort de ne pas t'être d'une grande utilise pour ce sondage. » Il faudra trouver quelqu'un d'autre. Genre l'exception qui viendra te dire qu'il est chirurgien ou avocat. Oh, oui, ils existent. C'est une espèce en voie de disparition alors ils ont tendances à bien rester cachés. « Je suis concepteur de jeux vidéos. » Et j'en serais presque désolé pour elle. « Après, si ça peut te rassurer, ce n'est pas aussi cool que ça en l'air. » Parce qu'au fond, les jeux vidéos et tous ces trucs de geeks, ce n'était qu'un passe-temps comme un autre. Je n'envisageais pas d'en faire mon métier. « Mais pour quelqu'un qui semble vouloir briser les clichés, tu ne sembles pas travailler au bon endroit. » Après tout, ce n'est pas moi qui était en train d'écrire oralement une lettre de mécontentement à Chris Evans. « Quelle est donc ton excuse ? »

Oopsie, je crois que j’ai tapé dans son égo de mâle supposé viril en le comparant à Ned, alors que c’est pourtant un excellent personnage de fiction joué par un très bon acteur. Je ne me lance pas dans une plaidoirie pour défendre mon opinion sur le sujet, il pourrait se vexer encore et je tiens à la vie. Mais c’est pour prouver sa maturité que, lorsque je lui soumet l’idée de changer de casque / micro, il me rétorque immédiatement que c’est le mien qui a un problème. Un esclaffement m’échappe. D’accord Monsieur, et c’est celui qui dit qui y’est, aussi ? On fait comme ça. Avant qu’il ne se vexe encore plus, et parce qu’il connaît ma vraie identité et que la règle que je viens d’inventer m’offre le droit de connaître la sienne également, je lui demande son vrai prénom. « Je m'appelle Nath. » … Huuuuuum. Je me retiens de rire. Parce que c’est un prénom de fille, d’accord ? Non, mieux. C’est un prénom d’agent immobilier qui se dandine en imaginant toutes les pièces de la maison en chambre d’enfant. Mais comme Nath semble vraiment avoir des problèmes pour affirmer sa masculinité, je me tais. Enfin non, je lui demande s’il est pompier. Parce que j’ai peur de petit à petit sombrer dans la communauté des geeks et bon sang, rien que l’idée me file de l’urticaire. J’suis une fille cool, j’suis une fille cool, j’suis une fille cool. Se répète-t-elle tous les matins en allant au travail.

« Je crains fort de ne pas t'être d'une grande utilité pour ce sondage. » Noooon, don’t let me down. « Je suis concepteur de jeux vidéos. » Je pousse un gros soupir de mécontentement. NOOOOON ! Tu es surtout un cliché sur pattes, Nath. J’esquisse un sourire, quand même. « Okie dokie, merci d’avoir participé au sondage, votre anonymat sera gardé ! » J’pourrais faire un petit point sur le droit et les instituts de sondage, mais je vais éviter l’ennui à tout le monde. « Après, si ça peut te rassurer, ce n'est pas aussi cool que ça en l'air. » (Mais ça a pas l’air cool, en fait ?) « Oh je sais. Vous passez votre temps à fixer des bugs, tellement que vous n’avez pas le temps de moins sexualiser vos personnages féminins. » Effectivement, c’est pas cool. En plus, ils sont pas super bien payés askip. Mais après, qu’en sais-je, toute ma haine a pour sources tumblr et des clients geeks qui râlent aussi quand il n’y a pas assez de fromage dans leurs hamburgers. « Mais pour quelqu'un qui semble vouloir briser les clichés, tu ne sembles pas travailler au bon endroit. » … Okay, à mon tour d’être vexée. Je lève les yeux au ciel, plus amusée qu’ennuyée. « Tou-chée, Darkside. Touchée. » 1 partout, balle au centre. Mais pas 1 partout demain soir svp, demain soir c’est la France qui gagne merci. « Quelle est donc ton excuse ? » AH ! Finalement, elle est là ma plaidoirie. « Le capitalisme. » SOYONS COMMUNISTES. « L’université ça coûte cher, les frais d’hôpitaux aussi, la société c’est de la merde, les impôts, DONALD TRUMP, bref, il faut travailler pour vivre, je ne t’apprends rien. » Est-ce qu’il est prêt à m’entendre monologuer sur la pauvre excuse qu’on a comme président ? Des fois, j’ai honte d’être demie-américaine. Malheureusement, je n’y connais rien à la langue française et il me faudrait des mois pour économiser de quoi prendre un billet d’avion à sens unique pour la France. Ah et aussi, je n’en ai pas envie. A ce stade là, je m’attends juste à mourir d’une mort super idiote et d’avoir mon nom à la télévision. « J’suis devenue geek après avoir commencé à travailler ici. » Et c’est une excuse tout à fait valable : je n’ai jamais eu l’intention de devenir obsédée par des personnes créés par des mâles blancs pour des mâles blancs. « Mais j’reste une fille cool, qu’on se le dise ! » Je le préviens, quand même. Qu’on soit au moins d’accord sur quelque chose.

Parce que mon rôle de vendeuse me reste quelque part dans la tête, et que l’inconnu n’est plus si inconnu que ça, j’relance le sujet qui fâche. « Bon et sinon, à part une déclaration d’amour pour Zoe Saldana, je peux t’aider pour quelque chose d’autre ? » Trouver un meilleur pseudo ? Changer d’identité ? Tuer la masculinité toxique ? Renverser le patriarcat ?

Si je devais donner qu'un seul mot pour définir cette fameuse Sophie, ce serait bizarre et ce sans l'ombre d'un doute. D'ailleurs, je ne pense pas avoir besoin de me justifier pendant des heures et des heures. Quand quelqu'un écrit à haute voix une lettre d'insulte pour une star qu'elle rencontrera sans doute jamais et qui ignore son existence, je pense qu'on ne peut déjà plus rien faire pour cette pauvre âme en perdition. Mais sa bizarrerie la rend sympathique, enfin je crois. C'est sans doute pour ça que je n'ai pas encore prit la fuite et que je ne tiens pas rigueur de ses innombrables petites piques sur ma vie de façon générale. Et v'là maintenant qu'elle me catégorise dans le cliché du concepteur de jeux vidéo, vous savez, le geek pervers qui offre à tous ses personnages un magnifique 95 D. Je lève les yeux vers le plafond avant de croiser les bras, l'air vexé. « Désolé de te décevoir, ce n'est pas vraiment le genre de la maison. Mais tu fais sans doute illusion à la concurrence Japonaise, eux, ils battent tous les records. Mais, tu marques un point, on passe beaucoup de temps à fixer des bugs. » Et d'ailleurs, j'en ai une tonne qui m'attendent à la maison. De quoi me ramener rapidement à la réalité. Je pourrais en profiter pour filer, j'aurais une bonne excuse, mais je suis bien trop curieux. Après tout, cette histoire de clichés m'intéresse. N'en n'est-elle pas un à travailler ici et à jouer aux jeux vidéos ? Je lui demande donc qu'elle est son excuse, en espérant qu'elle sera viable.« L’université ça coûte cher, les frais d’hôpitaux aussi, la société c’est de la merde, les impôts, DONALD TRUMP, bref, il faut travailler pour vivre, je ne t’apprends rien. » Je hoche la tête, bien qu'à moitié convaincu. C'est vrai ça, si tu n'es pas un minimum geek, qu'est-ce que tu viendrais faire dans un magasin de comic ? « J’suis devenue geek après avoir commencé à travailler ici. » C'est ce qu'ils disent tous. « Je vois. Fort heureusement. Si tu étais déjà geek avant de travailler ici, à l'heure qu'il est, tu serais sans aucun doute une no-life. » Et ça aurait été nettement moins pratique de travailler et donc de gagner sa vie. CQFD.  « Mais j’reste une fille cool, qu’on se le dise ! » Sa remarque m'extirpe un léger sourire. « Je n'oserais pas prétendre le contraire. »

Notre discussion terminée. Sophie reprend sa casquette de vendeuse me demande si elle peut m'aider pour quoi que ce soit – en plus de m'écrire cette fameuse lettre d'amour pour Zoe Saldana. « Non, je crois que ça ira. Je ne faisais qu'un tour. » Parce que oui, de base, je me suis arrêté juste histoire de faire un petit tour, mais finalement, je n'ai pas envie de ressortir les mains vides. « Finalement, je crois que si. Tu pourrais me passer un exemplaire de Captain America s'il te plaît ? » Oui, bah oui. C'était beaucoup trop tentant. Puis bon, moi, je n'ai aucune haine envers Chris Evans.
Une fois l'exemplaire en main, je la remercie avant de l'informer que j'ai du travail qui m'attend. « Ravi d'avoir fait ta connaissance Sophie. Et bon courage pour l'envoie de ta lettre d'insultes, je suis persuadé que Chris sera enchanté de la lire. » Et sur ces quelques mots, je me dirige vers la caisse.